Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intactes sous leur manteau de pariétaires, enceint le vaste champ de ruines où est perdue la bourgade turque d’aujourd’hui. Quatre portes triomphales y donnent accès. Nous nous dirigeâmes vers la porte de Stamboul, et notre petite troupe s’enfonça dans l’ombre des deux voûtes romaines, hautes et magnifiques, reliées par un pont couvert. Des figuiers, des graminées en fleurs se balançaient sur les architraves de marbre, riant au temps morose qui habite les vieilles pierres ; par les déchirures béantes des plafonds ruisselaient des ondées de clarté bleuâtre qui faisaient des mares de lumière sur le sol et effrayaient nos chevaux ; tandis que leur sabot réveillait l’écho des voûtes, nous pensions aux prélats byzantins qui ont tant de fois passé cette même porte en majestueux appareil, portant aux conciles leurs passions ardentes et leurs subtiles controverses.

Le dernier porche franchi, ce ne fut pas une ville qui nous apparut, mais une avenue déserte et silencieuse, fuyant à perte de vue entre des jardins, des mosquées ruinées et des tombeaux. Ce sont les monumens des sultans Seldjoukides, qui ont régné à Nicée. Des grilles en fer ouvragé couraient des deux côtés de la chaussée, cédant par places sous la poussée des cyprès et des arbres de Judée ; elles séparaient des tombes nombreuses dont les colonnes, coiffées de turbans, prenaient de vagues formes humaines : des lampes pendues aux barreaux veillaient pieusement sur ces enclos, et ce lieu semblait si abandonné de tout être vivant que ces lampes, allumées par des mains inconnues, y mettaient un mystère de plus. Ce mystère, les profils grandioses et les aspects menteurs qu’ont les ruines à cette heure, les illusions et les inquiétudes de la nuit, la surexcitation de la fatigue, de l’inattendu, tout nous troublait à ce point que nous nous demandions sérieusement si ce décor magique n’allait pas s’évanouir dans le réveil d’un rêve. La masse noire d’une grande mosquée barrait l’avenue ; soudain, au détour de son mur, un flot de lumière nous aveugla, une clameur bruyante nous assourdit : lumière et bruit jaillissaient du fond d’un long corridor où roulait une foule compacte. La transition était si brusque et cette apparition nouvelle si imprévue que nous pesâmes d’un même mouvement sur les brides des chevaux, mon compagnon et moi, échangeant la même interrogation : — Qu’est-ce encore que ceci ? Sommes-nous décidément le jouet d’un songe ou de la fièvre des marais ? — Il nous fallut quelques minutes pour ramener cette vision fantastique à la réalité ; la galerie, ruisselante de lumière et de peuple, n’était rien autre que le tcharchi ou marché couvert, comme tous les bazars d’Anatolie, de planches et de vignes treillagées : notre guide nous rappela la grande fête de la Panagia qui expliquait la liesse de la population