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beaucoup le monde ; il visita de préférence les pays dont les beautés naturelles sont relevées par de grands souvenirs historiques : c’est un goût qui ne semblera étrange à personne. La nature l’attira aussi pour elle-même, et nous voyons qu’il fit ce qu’on ne faisait pas de son temps, il gravit l’Etna et le mont Casius. Mais quand il voulut se construire une maison de campagne pour ses dernières années, il ne la bâtit pas sur les flancs du Casius ou de l’Etna, et il fit bien. Ce sont des spectacles qu’il est bon de voir une fois, en passant, mais qu’il ne convient guère d’avoir toujours sons les yeux. Il choisît un de ces sites plus limités, moins grandioses, qui n’écrasent pas l’homme par leur sublimité, qui ne surexcitent pas toujours son admiration, ce qui fatigue à la longue, mais qui au contraire calment et reposent, Pour savoir si son choix fut heureux, nous n’avons qu’à retourner un moment à la villa de Tibur et à contempler l’admirable vue dont on jouit du Pœcile. Plaçons-nous sur le rond-point circulaire qui le termine et qui a été disposé pour que rien de ce beau spectacle ne fût perdu. Soyons sûrs qu’il s’y trouvait des bancs de marbre, et qu’Hadrien et ses amis sont venus souvent s’y asseoir au déclin du jour. Devant soi, on a Rome ; c’est elle qui attire d’abord le regard. On l’aperçoit tout entière à l’horizon, avec ses tours et ses dômes qui se dessinent dans le ciel. — Qui sait si, en plaçant sa villa en face de sa capitale, Hadrien n’a pas voulu se donner le plaisir d’un piquant contraste ? Le poète a dit qu’il n’y a rien de plus agréable que d’entendre les vents hurler quand on est tranquille dans sa maison : peut-être semblait-il à ce prince, fatigué du pouvoir et de la vie, que ce spectacle de l’activité lointaine lui rendrait le repos plus doux. — Mais si Rome attire d’abord l’attention, les sites environnans s’en emparent bientôt et la gardent. Près de soi, de tous les côtés, les collines s’élèvent et montent peu à peu, devenant plus vertes et plus riantes à mesure qu’elles s’éloignent davantage de la plaine. A gauche, on aperçoit les sommets des monts latins ; à droite, les montagnes pittoresques de la Sabine, Mentana, Monticelli, et plus loin Palombara, au pied du mont Gennaro. Il est impossible d’imaginer un horizon plus simple et plus large à la fois, plus de grandeur et de calme, plus de variété et de proportion : « Ce n’est pas seulement un paysage, dirait Pline le Jeune, c’est un tableau. » On s’arrache difficilement à ce spectacle, et l’on se dit, en le quittant, qu’il est impossible de soutenir que des gens qui savaient si bien choisir la situation d’une maison de plaisance n’aimaient pas la campagne et ne comprenaient pas la nature.


GASTON BOISSIER.