Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/351

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

font l’ornement de nos parcs leur manquaient. Leur flore surtout n’était pas aussi riche[1]. Leurs jardins étaient donc moins susceptibles d’ornemens naturels que les nôtres ; aussi y tenaient-ils beaucoup moins que nous. Ce qui remplace tout pour eux, ce qu’ils souhaitent avec le plus de passion dans les villas qu’ils construisent, c’est la vue. Pour se procurer une vue large ou riante, qui embrasse un vaste horizon ou s’arrête sur un endroit charmant, rien ne leur coûte. Elle est le premier agrément de leurs maisons de plaisance. Ils consentent à se promener, à pied ou en litière, dans des allées monotones, entre deux haies de charmilles, mais lorsqu’ils sont chez eux, dans leurs salles à manger, dans leurs chambres, dans leurs cabinets d’étude, ils veulent, de leur fauteuil ou de leur lit, avoir devant les yeux les plus beaux sites : c’est pour ainsi dire de leurs fenêtres qu’ils aiment la nature et qu’ils jouissent de la campagne.

Il faut pourtant faire ici encore une distinction : les vues que recherchaient les Romains n’étaient pas toujours celles que nous préférons, et, parmi les sites que nous aimons le plus, il y en a qui n’auraient pas été de leur goût. Leur amour pour la nature avait ses préférences et ses limites. Les grandes plaines, les belles prairies, les terres fertiles, les ravissaient. Lucrèce n’imagine, pas de plus grand plaisir, les jours où l’on n’a rien à faire, que « d’être couché près d’un ruisseau d’eau vive, sous le feuillage d’un arbre élevé, » et Virgile se souhaite à lui-même, comme le suprême bonheur, « d’aimer toujours les champs cultivés et les fleuves qui coulent le long des vallées. » voilà le premier plan des paysages qu’ils aiment, des prés ou des moissons, quelques beaux arbres et de l’eau ; ajoutons-y, comme fond du tableau, quelques collines à l’horizon, surtout si elles sont cultivées sur leurs flancs et boisées jusqu’à leur sommet. Le cadre ainsi est complet ; il ne contient que ces beautés simples et proportionnées qui plaisent par-dessus tout à ces artistes délicats. Mais il faut avouer que, si la nature riche et civilisée les charme, ils comprennent moins la grandeur de la nature sauvage. Cicéron dit en propres termes qu’il n’y a que la force de l’habitude qui puisse nous faire trouver quelque agrément aux sites de montagne. Pendant plusieurs siècles, des officiers romains, des chefs de légion, des gouverneurs de province, des

  1. M. Friedlœnder fait remarquer que l’Europe est redevable au goût si prononcé des Turcs pour les fleurs d’une partie de la magnifique flore de nos jardins. C’est de Constantinople que la tulipe, le lilas, la renoncule, ainsi que le laurier-cerise et la mimosa, ont passé, par Vienne et Venise, dans les jardins de l’Occident. Plus tard la découverte de l’Amérique amena en Europe une importation nouvelle et bien plus abondante de fleurs et de plantes d’ornemens.