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qu’ils le pouvaient. Ils en avaient sur le haut des montagnes ou au bord des fleuves pour la saison d’été, d’autres, abritées des vents rigoureux, qu’ils habitaient l’hiver. Quelques-unes étaient fort éloignées de Rome, et l’on s’y rendait au temps des longues vacances, par exemple à l’automne pendant les fériés des vendanges ; on allait à celles qui étaient tout près de la ville quand on n’avait qu’un ou deux jours de loisir. De cette façon on ne séjournait dans Rome que lorsqu’on y était tout à fait retenu par les affaires, et à Rome même on prétendait trouver la campagne. Les gens du peuple, nous dit Pline, se contentaient de placer des fleurs à leurs fenêtres : pauvres fleurs qui devaient avoir grand’peine à vivre, sans air et sans soleil, dans les rues étroites de la vieille cité ! Ceux qui pouvaient se faire bâtir une maison pour eux avaient soin d’y garder derrière l’atrium la place d’un petit jardin, avec quelques arbres qu’ils appelaient un bosquet, un petit filet d’eau dans un ruisseau de marbre auquel ils donnaient le nom d’euripe, et au fond une grotte de rocailles à côté d’une perspective fuyante d’arbres peints sur le mur, tant ils tenaient à se faire illusion et à oublier qu’ils étaient au milieu d’une grande ville !

Voilà une société qui paraît fort éprise de la nature ; mais n’oublions pas que le goût des champs lui était surtout venu du dégoût de la ville : cela se voit à certains indices. Il est aisé de reconnaître, à ce qu’il me semble, que ceux qui habitaient ces belles villas étaient plutôt des gens du monde qui voulaient se refaire que des amis désintéressés de la nature. Ils n’y venaient pas uniquement pour y vivre dans une sorte de contemplation muette des beautés champêtres, et on les aurait trouvés coupables s’ils s’y étaient enfermés pour n’en plus sortir. Du temps de Tibère, un personnage important de Rome, Servilius Vatia, effrayé sans doute et dégoûté de tout ce qu’il avait vu dans le sénat, se fit construire une villa magnifique près de Cumes, et y passa sa vie. Il ne nous vient pas à l’idée de le blâmer de s’être soustrait à tant de périls et de honte, et personne ne songera à le plaindre d’avoir vécu dans un si admirable pays ; mais les Romains avaient grand’peine à comprendre, même sous l’empire, qu’on s’exilât ainsi volontairement de la société et des affaires publiques ; Servilius Vatia leur faisait l’effet de s’être enterré vivant, et Sénèque nous dit que toutes les fois qu’il passait près de la belle villa de Cumes, il ne pouvait s’empêcher de dire : « Ici reposé Vatia. » Les maîtres de ces maisons de campagne étaient donc ordinairement des gens engagés dans l’activité des affaires et le mouvement de la vie, des financiers, des hommes politiques qui venaient s’y reposer des fatigues anciennes et se préparer à des fatigues nouvelles, des écrivains qui cherchaient à