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on allait à Canope comme on va de nos jours aux stations thermales, moins pour se guérir que pour s’amuser. Le voyage se faisait sur un canal de cinq lieues de long, sans cesse parcouru par des barques légères, recourbées à la proue et à la poupe, et qui portaient au milieu une sorte de boîte assez semblable à celle des gondoles de Venise[1]. Le mouvement ne s’arrêtait pas ; le jour et la nuit, on entendait retentir sur l’eau ces chansons d’amour de l’Égypte, renommées dans le monde entier. Des deux côtés du canal s’élevaient des hôtelleries abondamment pourvues de tout ce qui pouvait exciter à la joie et satisfaire les désirs. On s’y arrêtait pour boire le vin léger de Maréotis, qui donnait une ivresse gaie et courte, et, le repas fini, sous des treilles ou à l’ombre des arbres, on dansait au son des flûtes. C’est ainsi qu’on arrivait sans se presser à Canope, où l’on trouvait encore plus de divertissemens que sur la route. Tout y était fait pour le plaisir, et il était impossible d’imaginer un séjour plus enchanteur. « C’était comme un rêve, dit un écrivain contemporain, et l’on s’y croyait transporté dans un monde nouveau. »

Hadrien, qui voulait que sa villa de Tibur lui rappelât ce qu’il avait vu de plus frappant dans ses voyages, se garda bien d’oublier Canope. Suivant son usage, il ne prit pas la peine de reproduire exactement la ville égyptienne : on n’aurait pas pu le faire dans un si petit espace : il se contenta probablement d’une ressemblance fort lointaine. Au fond de la vallée, une sorte de vaste niche ou d’abside profonde, qui était ornée avec une grande magnificence, servait à la fois de temple et de château-d’eau. Au centre de l’abside, dans un enfoncement, devait être placée la statue de Sérapis, la grande divinité de Canope. Sur les murailles latérales, des niches plus petites contenaient d’autres dieux égyptiens. Ces statues sont peut-être celles qu’on a retrouvées dans les décombres de la vallée et qu’on a réunies au musée du Vatican. De tous les coins de l’édifice l’eau coulait avec abondance. Elle descendait par des marches de marbre ou rebondissait sur des vasques superposées, et tombait de là dans un grand bassin semi-circulaire. Une sorte de pont ou de passage placé sur le bassin et orné de colonnes qui soutenaient la voûte permettait d’aller d’une rive à l’autre et de regarder de près les cascades. L’eau passait par-dessous et se jetait dans un

  1. On en voit qui ont cette forme dans la célèbre mosaïque de Palestrina. On y trouve aussi représentée une de ces fêtes égyptiennes qui devaient être si fréquentes le long du canal de Canope. Sous un berceau couvert d’une vigne chargée de fruits, des hommes et des femmes sont mollement étendus et tiennent des vases à boire. Une des femmes élève le rhython jusqu’à ses lèvres, une autre montre les grappes qui pendent, d’autres jouent de la flûte ou pincent des instrumens à cordes, tandis qu’autour d’eux coule le fleuve couvert de fleurs de lotus.