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probable que ses contemporains ne s’entendaient pas mieux que nous sur son compte. Les chroniqueurs qui ont raconté sa vie, Dion et Spartien, parlent de lui d’une manière fort bizarre ; ils en disent à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal, en sorte qu’on peut facilement tirer de leurs ouvrages de quoi l’attaquer et le défendre. C’est qu’il était en réalité un être très compliqué, varias, multiplex, multiformis, dit son historien, doux et sévère selon les occasions, tour à tour économe et prodigue, plaisant ou grave, ami débonnaire et railleur cruel. Sa vie renfermait des contrastes qu’on ne s’expliquait pas. Quoiqu’il fût un excellent général, il détestait la guerre et l’a toujours évitée ; il a passé son temps à exercer ses légions pour ne les mener jamais devant l’ennemi. Ce savant, cet artiste, ce délicat, n’hésitait pas à entrer, quand il le fallait, dans les plus petits détails des affaires communes ; cet efféminé, qui faisait de petits vers sur la poudre dentifrice, était capable des résolutions les plus énergiques. Il s’était fait bâtir des palais somptueux, où l’on avait réuni toutes les élégances du luxe, toutes les recherches du bien-être, et il vivait volontiers sous la tente, se contentant de lard et de fromage comme les simples soldats, ne buvant que du vinaigre avec de l’eau, et marchant devant ses troupes tête nue, au milieu des neiges de la Bretagne et sous le soleil de l’Égypte. On comprend que ces contrastes aient troublé des chroniqueurs qui n’avaient pas l’esprit très perspicace, qu’en présence d’un prince en qui les contraires semblaient s’unir, ils aient flotté sans se décider entre des opinions opposées, et qu’ils n’aient pas su prendre eux-mêmes et nous donner de lui une idée précise.

Ce qui ressort le plus nettement de leurs récits, c’est qu’il y avait chez Hadrien deux personnages qui ne s’accordaient pas toujours bien ensemble, l’homme et l’empereur. L’empereur ne mérite que des éloges et peut être mis parmi les plus grands et les meilleurs ; l’homme au contraire était souvent désagréable et mesquin. Les contemporains, qui étaient placés trop près et ne savaient pas toujours bien distinguer, ont fait quelquefois payer au prince, par des jugemens injustes, les caprices et les faiblesses de l’homme.

Ils avaient tort assurément, et tous leurs commérages ne doivent pas nous empêcher de croire qu’Hadrien ait été un grand prince. S’il restait encore quelque doute à ce sujet, je renverrais au brillant tableau que M. Duruy a tracé récemment de son règne[1]. Il a

  1. Dans le quatrième volume de son Histoire.des Romains. Je suis heureux de renvoyer à cet ouvrage, où M. Duruy, revenant aux travaux de sa jeunesse après un long intervalle et des services importans rendus au pays, retrace, d’une façon si savante et si vivante à la fois, l’histoire de l’empire. Même quand il ne parvient pas à convertir tout à fait le lecteur à ses idées, il sait toujours l’intéresser et l’instruire.