Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment arbitraires quand elles ne sont pas inintelligibles. Leopardi se contente d’établir par l’observation la loi universelle de la souffrance sans prétendre en faire la dialectique transcendante : il sent ce qui est sans essayer de démontrer que cela doit être ainsi. Et de plus, ignorant le principe du mal, il se garde bien d’y opposer des remèdes imaginaires, comme les pessimistes allemands qui aspirent à combattre le mal de l’existence en essayant d’éclairer sur ce mal la volonté suprême qui produit l’existence, en lui persuadant de renoncer à elle-même et de se retourner contre l’être vers le néant. Le seul remède que l’âme stoïque de Leopardi oppose à l’éternelle et universelle souffrance, c’est la résignation, c’est le silence, c’est le mépris. Triste remède sans doute, mais qui est au moins à notre portée :


Nostra vita a che val ? solo a spregiarla.


« Notre vie, à quoi est-elle bonne ? seulement à la mépriser[1]. »

On voit que nous n’avons rien exagéré en disant que Leopardi est le précurseur du pessimisme allemand. Il annonce cette crise singulière qui se préparait secrètement dans quelques esprits sous certaines influences que nous aurons à déterminer. Si l’on se souvient que le nom de Schopenhauer resta presque inconnu en Allemagne jusqu’en 1839 et que la fortune de ses idées ne date que des vingt dernières années, on ne sera pas médiocrement surpris de saisir dans le poète italien, dès 1818, tant d’affinités de tempérament et d’esprit avec la philosophie qui devait séduire l’Allemagne. D’instinct et sans rien approfondir, il a tout deviné dans cette philosophie du désespoir ; sans aucun appareil scientifique, il est bien peu d’argumens qui échappent à sa douloureuse clairvoyance. Il est à la fois le prophète et le poète de cette philosophie, il en est le vates, dans le sens antique et mystérieux du mot ; il l’est avec une sincérité et une profondeur d’accent que n’égalent pas les plus célèbres représentans du pessimisme. Enfin, ce qui est bien quelque chose, il a vécu, il a souffert, il est mort en conformité parfaite avec sa triste doctrine, en contraste évident avec le désespoir tout théorique de ces philosophes qui ont su toujours fort bien gouverner leur vie et administrer à la fois le temporel et le spirituel du bonheur humain, leurs rentes et leur gloire.


E. Caro.
  1. A un vincitore nel pallone.