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âmes les plus éclairées, les plus délicates, acquièrent seulement plus d’aptitude à souffrir ; les peuples les plus civilisés sont les plus malheureux. C’est là aussi, on le sait, le thème perpétuel du pessimisme allemand. La conscience du malheur rend le malheur plus profond et plus incurable : la misère des hommes et celle des nations se développe en proportion de leur cerveau, à mesure que leur système nerveux se perfectionne et s’affine, et qu’ils acquièrent ainsi des instrumens plus délicats, des organes plus subtils pour sentir la douleur, pour en accroître l’intensité, pour l’éterniser par la prévision et par le souvenir. Tout ce que l’homme ajoute à sa sensibilité et à son intelligence, il l’ajoute à sa souffrance.

Tel est le sens, devenu clair à l’aide de cette interprétation, de plusieurs dialogues étranges et obscurs, le Gnome et le Follet, Éléandre et Timandre, Tristan et son ami, et de cette Histoire du genre humain où l’on voit se renouveler, après chaque grande période, ce dégoût des choses dont les hommes avaient souffert à la période précédente, et grandir cet amer désir d’une félicité inconnue qui fait leur tourment, parce qu’elle est étrangère à la nature de l’univers. Jupiter se lasse de combler cette race ingrate de ses dons, qui tournent si mal et reçoivent un si mauvais accueil. Il est vrai que le premier de ces bienfaits avait été de mêler à la vie de véritables maux pour distraire l’homme de son mal illusoire et pour accroître par le contraste le prix des biens réels. Jupiter n’avait d’abord imaginé rien de mieux pour cela que d’envoyer à l’homme une multitude de maladies variées et la peste. Puis, observant que le remède n’agit pas à son gré et que l’homme s’ennuie toujours, il crée les tempêtes, il invente la foudre, il lance des comètes et règle des éclipses, pour jeter l’épouvante parmi les mortels et les réconcilier avec la vie par la crainte de la perdre. Enfin il les gratifie d’un incomparable présent, il envoie parmi eux quelques fantômes de figures excellentes et surhumaines qui furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la patrie, et les hommes furent plus tristes encore, plus tristes que jamais et plus pervers.

Le dernier et le plus funeste présent accordé aux hommes fut la Vérité. On se trompe quand on dit et qu’on prêche que la perfection de l’homme consiste dans la connaissance du vrai, que tous ses maux proviennent des idées fausses et de l’ignorance. C’est tout le contraire, car la vérité est triste. La vérité, qui est la substance de toute philosophie, doit être soigneusement cachée à la plus grande partie des hommes, sans quoi ils se croiseraient les bras et se coucheraient par terre en attendant la mort. Entretenons avec soin parmi eux les opinions que nous savons fausses, et nous serons leurs vrais bienfaiteurs. Exaltons les idées chimériques qui font