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embarrassant interlocuteur : deux lions affamés se jettent sur lui et le dévorent, en attendant qu’ils tombent eux-mêmes épuisés sur le sable du désert.

Le silence, voilà la seule réponse à ces grandes curiosités, qui vont se heurter à un mur infranchissable ou se perdre dans le vide. Donc, plus de bonheur à espérer sous une forme transcendante. Voilà le premier stade d’illusion traversé par Leopardi, ou plutôt par l’humanité, qu’il porte en lui. Il a démontré à l’homme la déraison de ses espérances fondées sur l’invisible. Mais au moins l’homme n’aura-t-il pas raison de jouir du présent, puisqu’il n’y a pas d’avenir, de chercher à agrandir son être par les grandes pensées et les grandes passions, de le confondre par une immolation sublime soit avec la patrie, que l’on fera héroïque, puissante et libre, soit avec un autre être auquel on fera le don de soi et que l’on enrichira de son propre bonheur ? Le patriotisme, l’amour, la gloire, que de raisons de vivre encore, même si le ciel est vide, combien de manières d’être heureux ! Et puisqu’il faut renoncer aux chimères de l’idéal, tout cela n’est-il pas bien solide et substantiel, tout cela n’est-il pas la réalité même, sous sa forme la plus noble et la plus belle, et ne vaut-elle pas qu’on vive ?

Certes, personne plus que Leopardi n’a senti en lui l’âme de la patrie. En lisant l’Ode à l’Italie, on croirait entendre tantôt un frère de Pétrarque, tantôt un rival d’Alfieri. Celui qui écrivait ces vers que toutes les mémoires italiennes ont retenus, que toutes les bouches répètent et qui ont valu sans doute bien des bataillons de volontaires au vaincu de Novare et au vainqueur de San Martino, celui-là sans doute est un grand patriote, mais c’est un patriote désespéré. Il aime sa patrie, mais il l’aime dans le passé : il ne croit pas à son avenir. Quand il a célébré en vers brûlans sa gloire évanouie, quand il a évoqué, pour la réveiller de son sommeil, le souvenir des guerres médiques et repris en l’achevant l’hymne interrompu de Simonide, le découragement le saisit devant l’Italie captive et résignée. Et déjà dans les poésies de cette époque, quelle amertume : « Ô glorieux ancêtres, conservez-vous encore quelque espérance de nous ? N’avons-nous pas péri tout entiers ? Peut-être le pouvoir de connaître l’avenir ne vous est-il pas ravi. Moi je suis abattu, et je n’ai aucune défense contre la douleur ; obscur est pour moi l’avenir, et tout ce que j’en distingue est tel que cela me fait paraître l’espérance comme un songe et comme une folie[1]. » Les grands Italiens, Dante, Tasse, Alfieri, pour qui ont-ils travaillé ? À quoi en définitive ont abouti leurs efforts ? Les uns ont fini par

  1. Ode à Angelo Mai, traduction de M. Aulard, p. 80 et suiv.