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fraient difficilement ces épanchemens d’une personnalité pleine d’elle-même, naturellement portée à donner trop d’importance à ses tristesses et à ses joies. Les dieux, les héros, la patrie, l’amour aussi sans doute, mais dans l’expression de ses sentimens généraux, non dans l’analyse des incidens biographiques, voilà le fond de la poésie antique ; la poésie personnelle y est rare. Cette source d’inspiration, si longtemps comprimée, a jailli de notre temps, à quelle hauteur et avec quelle abondance, on le sait. — De ce culte parfois extravagant du moi est sorti le lyrisme contemporain avec ses grandeurs et ses petitesses, ses inspirations sublimes et ses infatuations ; de là toutes ces douleurs littéraires qui ont agité si profondément, ému toute une génération, et que les générations nouvelles, avec leur éducation scientifique et positive, ont quelque peine à prendre au sérieux. Mais ces hautaines ou élégantes tristesses ne sont rien moins que philosophiques, elles ne procèdent pas d’une conception sur le monde et sur la vie ; parties du moi, elles y reviennent, elles s’y enferment, elles s’y complaisent avec un délicat orgueil : elles se garderaient, comme d’une profanation, de tout partage avec la foule. Ce n’est pas l’humanité qui souffre, c’est le poète, c’est-à-dire une nature d’exception. Pour que de pareilles souffrances puissent se ramener à une théorie philosophique, ce n’est pas tant la sincérité ou la profondeur qui leur manquent que la généralité du sentiment où elles s’inspirent. Le pessimisme au contraire ne fait pas de la douleur un privilége, mais une loi ; il ne crée pas une aristocratie de désolés. La seule supériorité qu’il revendique pour le génie, c’est de voir distinctement ce que la foule humaine sent confusément. C’est l’existence tout entière et en soi qu’il assimile au malheur, et cette loi de souffrir, il l’étend de l’homme à la nature, de la nature à son principe, s’il y en a un et si ce principe arrive à se connaître. Le mal subjectif pourrait n’être qu’un accident insignifiant dans le monde : c’est le mal objectif qu’il faut voir, le mal impersonnel, absolu, qui règne à tous les degrés et dans toutes les régions de l’être. Cela seul est une philosophie : le reste est de la littérature, de la biographie ou du roman.

Or, incontestablement, c’est bien là le caractère de la théorie de l’infelicità dans Leopardi. Il a sans doute beaucoup souffert, de toutes manières, et des disgrâces physiques qui pesèrent d’un poids si lourd sur sa jeunesse, et d’une santé ruinée qu’il traîna à travers sa vie comme une menace perpétuelle de mort, de cet ennui exaspéré qui le consuma dans la petite ville de Recanati, de la pauvreté dont il connut les plus humilians soucis, et surtout de cette sensibilité nerveuse qui transformait en supplice intolérable les moindres contrariétés, à plus forte raison les amertumes de l’ambition déçue, les déceptions plus amères encore d’un cœur