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les moyens de se délivrer de ces existences successives qui n’étaient qu’un changement sans fin de misères, le jeune prince Çakya s’écriait : « Rien n’est stable sur la terre. La vie est comme l’étincelle produite par le frottement du bois. Elle s’allume et elle s’éteint, nous ne savons ni d’où elle est venue, ni où elle va… Il doit y avoir quelque science suprême où nous pourrions trouver le repos. Si je l’atteignais, je pourrais apporter aux hommes la lumière. Si j’étais libre moi-même, je pourrais délivrer le monde… Ah ! malheur à la jeunesse que la vieillesse doit détruire ; ah ! malheur à la santé que détruisent tant de maladies ; ah ! malheur à la vie où l’homme reste si peu de jours !… S’il n’y avait ni vieillesse, ni maladie, ni mort ! Si la vieillesse, la maladie, la mort, étaient pour toujours enchaînées ! » Et la méditation continue, étrange, sublime, désolée. « Tout phénomène est vide ; toute substance est vide ; en dehors il n’y a que le vide. » Ou bien encore : « Le mal, c’est l’existence ; ce qui produit l’existence, c’est le désir ; le désir naît de la perception des formes illusoires de l’être. Tout cela, autant d’effets de l’ignorance. Donc, c’est l’ignorance qui est en réalité la cause première de tout ce qui semble exister. Connaître cette ignorance, c’est en même temps en détruire les effets[1]. » La suprême science est l’ignorance cessant d’être dupe d’elle-même. Elle est en même temps la libération suprême, laquelle a quatre degrés, successivement parcourus par le Bouddha mourant : connaître la nature et la vanité de toutes choses, abolir en soi le jugement et le raisonnement, atteindre à l’indifférence, parvenir enfin à l’évanouissement de tout plaisir, de toute conscience, de toute mémoire. C’est ici que le nirvâna commence : toute lumière est éteinte, c’est la nuit, c’est le néant ; mais le néant n’est consommé que dans la plus haute sphère du nirvâna où n’existe même plus l’idée du néant : ni idées, ni absence d’idées, rien.

« Le mal, c’est l’existence, » voilà le premier et le dernier mot du pessimisme. Voilà l’étrange pensée dans laquelle s’absorbe en ce moment quelque pieux Hindou, recherchant la trace des pas de Çakya-Mouni sur le marbre d’un temple de Bénarès. Voilà le problème sur lequel méditent vaguement à cette heure des milliers de moines bouddhistes, dans la Chine, dans l’île de Ceylan, dans l’Indo-Chine, dans le Népal, au fond de leurs couvens et de leurs pagodes, enivrés de rêveries et de contemplations sans fin. Voilà le texte sacré qui sert d’aliment intellectuel à tous ces bonzes, à tous ces prêtres, à tous ces théologiens du Triptaka et du Lotus de la bonne loi, à ces multitudes qui pensent et qui prient d’après eux et qui se comptent par centaines de millions. Tel est aussi le lien mystérieux

  1. Max Muller, Essai sur les religions, traduction de M. Harris.