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bouche qui les a prononcées la signification toute moderne que leur attribue un trop subtil et trop ingénieux commentaire. D’ailleurs Leopardi se corrige lui-même, il rentre dans la vérité de l’histoire morale des races et des temps quand il dit, en passant, dans le même ouvrage, « que la source de ces pensées douloureuses, peu répandues parmi les anciens, se trouve toujours dans l’infortune particulière ou accidentelle de l’écrivain ou du personnage mis en scène, imaginaire ou réel. » Mais il donne de fréquens démentis à cette réflexion si juste. — Le fond de la croyance antique est que l’homme est né pour être heureux, et que, quand il ne réussit pas à l’être, c’est par la faute de quelque divinité jalouse ou d’une vengeance des dieux. Ce qui domine chez les anciens, c’est le goût de la vie et la foi au bonheur terrestre qu’ils poursuivent avec opiniâtreté : il semble, quand ils souffrent, qu’ils soient dépossédés d’un droit.

M. de Hartmann marque en traits précis cette idée de l’optimisme terrestre qui régit le monde antique (juif, grec, romain). Le Juif attache un sens temporel aux bénédictions du Seigneur : le bonheur pour lui, c’est que ses greniers soient remplis de gerbes et que ses pressoirs regorgent de vin[1]. Ses conceptions sur la vie n’ont rien de transcendant, et, pour le rappeler à cet ordre supérieur de pensées et d’espérances, il faut que Jehovah lui parle par ses prophètes ou l’avertisse en le châtiant. La conscience grecque, après qu’elle a épuisé les nobles ivresses de l’héroïsme, cherche la satisfaction de ce besoin de bonheur dans les jouissances de l’art et de la science, elle se complaît dans une théorie esthétique de la vie[2]. L’existence est le premier des biens ; on se rappelle le mot d’Achille aux enfers dans l’Odyssée : « Ne cherche pas à me consoler de la mort, noble Ulysse ; j’aimerais mieux cultiver comme mercenaire le champ d’un pauvre homme que de règner sur la foule entière des ombres. » C’est le mot de l’Ecclésiaste : « Mieux vaut un chien vivant qu’un lion mort (ix, 4). » — La république romaine introduit ou développe un élément nouveau ; elle transforme l’égoïsme de l’individu en égoïsme de race ; elle ennoblit le désir du bonheur en le transposant, en marquant à l’homme ce but humain encore, mais supérieur, auquel l’individu doit s’immoler : le bonheur de la cité, la puissance de la patrie. Voilà, sauf quelques exceptions, les grands mobiles de la vie antique : les bénédictions temporelles dans la race d’Israël, les jouissances de la science et de l’art chez les Grecs ; chez les Romains, le désir de la domination universelle, le rêve de la grandeur et de l’éternité de Rome.

  1. Proverbes, III, 10.
  2. Philosophie de l’Inconscient, traduction de M. Nolen.