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non-seulement un simple particulier, mais que le grand roi de Perse lui-même en trouverait un bien petit nombre, et qu’il serait aisé de les compter. » Aristote[1] a remarqué, avec une justesse pénétrante, qu’il y a une sorte de tristesse qui semble être le partage du génie. Il traite la question en physiologiste ; mais ne peut-on pas dire, à un autre point de vue, en complétant sa pensée, que la hauteur où s’élève le génie humain ne sert qu’à lui montrer avec plus de clarté et sur de plus larges surfaces la frivolité des hommes et la misère de la vie ? Nous rappellerons enfin qu’il y eut en Grèce comme une école de pessimisme ouverte par le fameux Hégésias, si éloquent dans ses sombres peintures de la condition humaine qu’il reçut le nom de Peisithanatos, et qu’on fut obligé de fermer son école pour soustraire ses auditeurs à la contagion du suicide. Le fond de cette amère philosophie, que nous ne connaissons que par quelques phrases de Diogène Laerce et de Cicéron, reste fort obscur ; il est assez difficile de savoir si ce conseiller trop persuasif de la mort prêchait à ses disciples le mépris de la vie considérée en soi ou seulement en comparaison de la vie future, et la mort comme une délivrance ou comme un progrès.

Quoi qu’il en soit de cette singularité philosophique, il n’en reste pas moins bien établi que ce genre de sentimens est rare chez les anciens, et c’est un grave tort au poète du pessimisme, à Leopardi, d’avoir imaginé, pour les besoins de sa cause, une antiquité de fantaisie, d’avoir voulu nous persuader que le pessimisme était dans le génie des grands écrivains d’Athènes et de Rome : système ou erreur, ce point de vue gâte parfois en lui le sens si pénétrant et si fin qu’il a de l’antiquité. Rien de plus chimérique que cette Sapho méditant sur les grands problèmes :


Arcano è tutto
Fuor che il nostro dolor


Ce n’est plus l’inspirée, la possédée de Vénus qui parle ici, c’est quelque blonde Allemande rêvant d’un Werther inconnu et s’écriant « que tout est mystère, hormis notre douleur. » C’est dans le même sens et sous l’empire de la même idée que Leopardi force l’interprétation des deux paroles célèbres de Brutus et de Théophraste au moment de mourir[2], l’un reniant la vertu pour laquelle il meurt, l’autre reniant la gloire pour laquelle il a oublié de vivre. Ces paroles, à supposer qu’elles soient authentiques et qu’elles n’aient pas été recueillies dans quelque vague légende par Diogène Laerce et Dion Cassius, ne pouvaient évidemment avoir dans la

  1. Problèmes, XXX.
  2. Comparazione delle sentenze di Bruto e Teofrasto. — M. Aulard, Essai sur les idées philosophiques de Leopardi, p. 114.