Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’une antérieure, l’autre postérieure aux débats. Qu’aurait pensé Cicéron de cette découverte ? Cependant le point de départ de M. Kirchhoff est juste. Sans doute Démosthène avait d’avance arrêté le plan et même écrit les parties essentielles de sa défense ; sans doute aussi, devant le tribunal, répondant à des attaques imprévues de son adversaire, il s’était livré à l’inspiration du moment ; et enfin, après cette grande lutte oratoire, il avait réuni dans une rédaction définitive sa première rédaction avec les additions et les modifications faites devant les juges. Peut-on retrouver les traces de ce double travail de rédaction ? La question est intéressante, et il faut louer tout au moins la vigilance attentive du savant critique qui la soulève ; mais je crains que l’éloge ne puisse aller plus loin. Le discours sur la Couronne me paraît former un corps si merveilleusement agencé, qu’à mes yeux toute modification en trouble l’économie. Sous son apparence de désordre, c’est le chef-d’œuvre de la composition oratoire ; la passion, la volonté, l’art, l’ont façonné de telle sorte qu’ils n’y ont pas laissé de partie neutre, si on me passe l’expression : toute suppression y tranche dans le vif. Je suis donc plus respectueux ou plus timide, non-seulement que M. Kirchhoff, mais aussi que M. Weil ; et, pour conclure, je pense que la rédaction primitive, antérieure aux débats, dont l’existence à un certain moment est très vraisemblable, a disparu pour nous, parce qu’elle s’est complètement fondue dans la rédaction définitive, digne monument du triomphe de Démosthène, où il a mis après coup toute sa science. Cette rédaction définitive, œuvre méditée de l’auteur lui-même, c’est ce qu’Eschine a lu dans son école de Rhodes à ses disciples émerveillés et ce que nous possédons aujourd’hui. Il est des cas où la sagacité de la critique moderne est moins contestable. Ainsi presqu’au début de la Midienne une lacune considérable a été signalée avec une grande vraisemblance par Buttmann, et cette lacune, Bœckh l’explique très naturellement, en même temps que certaines imperfections, par cette remarque que l’orateur, étant entré en arrangement avec Midias et n’ayant par suite ni prononcé ni publié son discours, ne l’avait pas complètement achevé dans le détail.

Voilà un aperçu des difficultés que rencontre un éditeur de Démosthène. On voit que, pour les résoudre, il ne lui suffit pas de savoir interroger les manuscrits ; il lui faut encore une grande pénétration historique et un sentiment de l’art très délicat. M. Weil comprend que ces différentes qualités sont également nécessaires ; il fait plus, il les possède. C’est un helléniste et un historien consommé. Je ne sais si dans ces obscures matières il amènera tous ses lecteurs à partager ses opinions : aucun ne lui refusera le mérite d’une critique bien informée, honnête et personnelle. C’est un guide qu’on est d’autant plus tenté de suivre qu’on voit clairement par où il passe, et que, s’il est 16 premier