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ressources et à leurs réserves, ils finiront par enchaîner la victoire à leurs drapeaux. Admettons que tout se passe à leur gré, que la puissance aveugle ou clairvoyante qui gouverne les affaires humaines prenne parti pour eux et facilite leur succès par un de ces incidens qui rendirent possible la paix d’Andrinople. Il se peut qu’une défaillance de la Porte ou quelque intrigue de harem Leur Vienne en aide ; dans une guerre russo-turque, il faut toujours compter avec les accidens, avec les hauts et les bas de l’imagination orientale et avec ce qui se passe dans les harems. Une chose est certaine ; en 1877 comme en 1828, la Russie s’est trompée, elle a cru que quelques avantages facilement remportés lui suffiraient pour avoir l’empire ottoman à sa merci, et contre son attente l’aventure où elle s’était lancée s’est changée, selon l’expression de l’empereur Alexandre, « en une guerre sérieuse et difficile. » Il n’est pas moins certain que si propice que lui devienne la fortune des armes, la Russie n’arrivera pas au bout de sa seconde campagne sans se sentir profondément atteinte dans ses ressources financières et militaires. L’imagination orientale fait des siennes à Saint-Pétersbourg aussi bien qu’à Constantinople. Les Russes partant en guerre contre le Turc ressemblent à un chasseur qui sort de chez lui pour courir après un lièvre et qui se trouve en présence d’un sanglier ; c’est une chasse d’un tout autre genre. Dès aujourd’hui la Russie doit se demander si les résultats qu’elle peut espérer d’une guerre à outrance répondront aux sacrifices énormes qu’elle s’impose. Assurément, » elle avait paru aux portes d’Andrinople avec une armée et un trésor intacts, elle aurait demandé tout ce qu’elle aurait voulu, et force eût été à l’Europe de se plier à son bon plaisir ; mais quand après deux campagnes on n’a plus en main d’autre gage qu’une armée affaiblie et des finances épuisées, on est obligé de borner ses désirs et de se contenter de peu.

Passons sous silence les considérations d’humanité ; n’est-il pas dans l’intérêt politique de la Russie de saisir l’occasion de traiter, aussitôt qu’elle pourra le faire sans manquer à ce qu’elle se doit et à la mission qu’elle s’attribue en Orient ? La guerre à outrance ne serait-elle pas plus profitable à ses ennemis ou à ses faux amis qu’à elle-même ? Le dernier mot de la politique est de laisser faire aux autres les besognes désagréables, en s’arrangeant de manière à y trouver son profit. N’est-il personne en Europe qui voie avec plaisir la Russie faire une besogne laborieuse et sanglante, et qui se promette d’y trouver son avantage ? N’est-il personne qui soit intéressé à laisser longtemps ouverte la question d’Orient, et les Russes sont-ils sûrs de travailler à leur propre bien plus qu’au bonheur d’autrui ? Les empereurs, les chefs d’état, devraient méditer cette parole si juste de Voltaire : « Pour faire la guerre, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe, ce qui est arrivé quelquefois à plus d’une puissance de ce monde. »


G. VALBERT.