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Mais après il reprit un peu d’âme, et il se leva sur ses genoux et il se mit à raconter son histoire à l’ocre, et il sut la raconter si bien et avec tant de larmes que l’ogre se sentit attendrir et dit : « Je te pardonne, allons, mais à une condition ! — Dites seulement, répondit le gars rassuré, je vous accorde tout, pourvu que vous me laissiez retourner chez ma pauvre femme. — L’ogre dit : — Voici ma condition : Prends dans mon jardin autant de persil qu’il t’en faut pour entretenir ta femme. Elle mangera ainsi du persil tout frais et accouchera d’une belle créature toute fraîche ; mais, quand elle sera accouchée, cette créature j’en veux la moitié pour moi, car elle devra servir pour mon déjeuner. — Tope, que votre plaisir soit fait, » répondit sans y penser le paysan. Et puis, ayant rempli de persil son sac, plus mort que vif, se tenant à peine sur ses jambes, il retourna dans sa maison.

« La femme, en le voyant ainsi tout défait, eut à bon droit des soupçons et voulut savoir ce qui était arrivé à son mari. Il lui raconta toutes les disgrâces qui lui étaient tombées dessus. La femme s’écrie : « Ah ! malheureux, qu’as-tu promis ? Donc, la créature il faudra l’écarteler en deux morceaux ? — J’aurais voulu voir, si tu avais été là et qu’il t’eût voulu jeter dans une chaudière pour te manger après bouillie, ce que tu aurais fait ? Quand nous sommes loin du danger, il est aisé de faire les braves. Mais là, sous le fer, même les braves se mettent à l’abri. Allons, ne pensons pas tant au mal, quand on a du temps devant soi, et que la fortune peut changer. » La femme, à ces mots, se calma, et puis il n’y avait pas de remède. Et alors ils prirent la résolution d’aller de l’avant sans se décourager, si bien que tous les jours le gars allait chez l’ogre pour prendre du persil tout frais, et sa femme engraissait ainsi, à vue d’œil, alerte et fortifiée. « Le temps est galant homme, » disaient-ils. Vint le jour des couches, et la femme mit au monde une fille à cheveux blonds qui était vraiment une grande beauté à voir avec ses petits yeux ouverts et pétillans. Voilà qu’on frappe à la porte. « Qui est là ? — Ouvrez, je suis l’ogre. Est-ce que vous avez oublié notre pacte ? » Figurez-vous l’abattement de ces deux parens désespérés. Mais l’ogre sort une hachette aiguisée, puis il prend la petite par un pied, donne l’autre à sa femme et puis lève le bras avec le fer pour fendre en deux la créature. À cette vue, la mère ne put se tenir : elle saute à bas du lit et se jette à genoux, et se met à hurler et à pleurer comme une âme damnée : « Ne me la partagez pas ! ne me la partagez pas ! Prenez-la plutôt tout entière : au moins ne la verrai-je pas abîmée ainsi ! » L’ogre dit : « Je l’accepte ; je la prendrai toute pour moi, mais pas tout de suite. Je vous la laisse à garder, bien plus, je vous paierai tous les frais pour votre peine. Puis, quand la bambine sera grande, je