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garder son secret. Mal lui en advient, car l’hôtelier, qui est un voleur, dérobe la table pendant la nuit et en met une autre à la place. L’aîné des frères se remet en route et, rentrant au logis, annonce un miracle, mais le miracle rate, et l’on se moque du hâbleur. Le second des frères part à son tour, et lui aussi rencontre le vieux Jésus. Ils font route ensemble. Ne trouvant pas cependant à faire fortune avec Jésus, le jeune homme veut s’en retourner, et Jésus lui donne une brebis qui sécrète des louis d’or. Il descend à la même auberge, où il cause trop. On substitue pendant la nuit une brebis à la sienne, et, quand il est rentré au bercail, ses frères lui rient au nez. Vient le tour du troisième, qui rencontre également Jésus, et le quitte un beau jour parce qu’on ne gagne pas assez d’argent avec un pareil compagnon de route. Jésus lui donne un bâton à qui l’on n’a qu’à dire : « tape ! » et la trique assène de grands coups à tort et à travers jusqu’à ce qu’on lui ait dit : « Assez ! » En chemin, le cadet des frères veut essayer le gourdin sur trois riches seigneurs, et l’épreuve réussit à merveille. Les seigneurs lui donnent tout ce qu’ils ont sur eux afin qu’il arrête la bastonnade. Il arrive à l’auberge et dit au bâton : « tape ! » Le bâton tombe à coups redoublés sur les gens de l’auberge, et il ne se serait jamais arrêté si l’hôtelier n’eût pas restitué la table et la brebis qu’il avait volées. Le jeune homme retourne au logis chargé de biens et parfaitement heureux.

Les contes de nourrice en Italie sont appelés les contes d’ogres, parce que l’ogre (orco, uorco, uerco, etc.) y joue un rôle important. M. Imbriani nous apprend que cet orco vient tout droit de l’orcus antique. On sait que ce mot désignait l’enfer, ou le roi des enfers, ou la mort, ou les fils d’Éris qui châtient les injustes et les parjures. Pareillement l’ogre des contes de nourrice est un justicier fantastique enlevant les enfans qui ne sont pas sages pour les croquer à belles dents. On a cru longtemps que ce nom venait de Hongres ou Hongrois, à cause des férocités attribuées à ces barbares ; mais cette étymologie n’a pas de consistance, et M. Littré ne l’adopte point. L’orco remplit les contes de fées ; c’est un animal à figure humaine, quelquefois bon, mais toujours laid ; on le retrouve dans les poèmes chevaleresques. Il en est un bien féroce qui remplit le chant XI du Roland furieux : c’est un monstre marin de la pire espèce. On sait comment Roland parvint à s’en rendre maître par une pêche plus miraculeuse que toutes celles des Évangiles. Seulement les traducteurs n’ont pas osé conserver le nom d’ogre à cet animal carnassier qui déjeunait chaque matin d’une jolie femme ; aucun lecteur ne l’eût pris au sérieux sous ce nom-là. Aussi a-t-on traduit orco par orque. L’orque est un mammifère marin, la