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amis sur la question des céréales, avec quelle noblesse de sentimens il avait sacrifié sa position politique pour assurer le succès d’une mesure qui devait profiter aux classes pauvres et prévenir des conflits redoutables. Si la politique personnelle de lord Palmerston eût été seule en cause, si M. Gladstone par exemple, en lui portant de si terribles coups, avait eu chance de le renverser pour prendre sa place dans le ministère whig, Robert Peel eût été plus à l’aise ; mais lord John Russell, quoique fort opposé en plus d’un cas aux procédés de son collègue[1], avait trop de loyauté pour l’abandonner dans un si grand péril. Le ministère tout entier était solidaire de la politique suivie au foreign office. Ainsi s’explique l’admirable discours que sir Robert Peel prononça la veille de sa mort. Il condamna la politique de lord Palmerston au nom des traditions anglaises, au nom de la paix et de la liberté, mais il le fit de manière à ne pas ébranler un cabinet qui ne pouvait être remplacé sans danger par ses anciens amis. M. Gladstone, en ses attaques passionnées, songeait à s’emparer d’un portefeuille dans le ministère whig ; M. Disraeli travaillait à la chute de ce ministère pour ramener les tories au pouvoir. Sir Robert Peel, placé désormais comme un arbitre au-dessus des partis, s’appliquait à sauver le ministère tout en blâmant ses fautes et en le rappelant au respect des grandes doctrines conservatrices. Aux whigs, ses alliés d’un jour dans la question des céréales, il empruntait leur noble souci des classes populaires ; aux tories, ses anciens amis devenus des adversaires pleins de rancunes, il empruntait leurs principes généraux de prudence politique. On comprend maintenant et l’admiration exprimée par le prince Albert et les mélancoliques réflexions qu’il y a jointes ; qui sait combien de temps l’illustre homme d’état aurait pu garder une telle position sans s’exposer à la colère de tous les partis ?

Il fut aidé, au reste, en cette circonstance par le rare talent de discussion que déploya lord Palmerston. Le ministre avait parlé cinq heures durant, sans hésiter, sans s’arrêter, avec une précision merveilleuse. « Son discours est un chef-d’œuvre, écrivait le prince Albert à Stockmar (28 juin). » M. Gladstone, de son côté, disait à la chambre des communes : « La défense du noble lord est un gigantesque effort intellectuel et physique. » Et sir Robert Peel, qui lui-même n’avait jamais mieux parlé, résumait ainsi le sentiment général : « Ce discours très habile, très mesuré, nous rend fiers de

  1. Lord John Russell, dans une lettre adressée à la reine le 18 mai 1850, s’exprimait sans ambages sur les périls que les incartades de lord Palmerston pouvaient faire courir à la couronne. « Je sens fortement, disait-il, que la reine ne doit pas être exposée à l’inimitié de l’Autriche, de la France et de la Russie pour le compte de son ministre. » Cette lettre est citée par M. Théodore Martin dans sa Vie du prince Albert.