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pays, l’émotion des chambres, les embarras du ministère, les nouvelles du continent, les bruits de guerre augmentés par tant d’échos, la révolution menaçant l’Angleterre elle-même par la voix des chartistes, et au milieu de tout cela la mort d’une grand’mère tendrement aimée[1], la crise qui tenait la reine éloignée des affaires, que de soucis et quelle responsabilité pour celui qui, en fait, sinon en droit, remplissait comme un intérim de la puissance royale !

Six semaines après, ce n’était plus seulement des prévisions sinistres qui pouvaient inquiéter les hommes d’état d’Angleterre ; un danger très grave menaçait le pays. Les chartistes avaient annoncé l’intention de se réunir dans un des quartiers de Londres au nombre de 150,000, de se rendre de là dans Westminster, et de présenter au parlement une pétition monstre, comme ils disaient, une pétition formant une masse énorme de signatures, préparée depuis plusieurs semaines sur tous les points du royaume. Il ne fallut pas moins de trois voitures de place (common cab) pour transporter par les ponts et les rues la paperasse monstrueuse. Le rendez-vous était fixé au 10 avril. On s’effrayait beaucoup de cette manifestation gigantesque. L’exemple récent des banquets de Paris n’était pas fait pour rassurer Londres. Savait-on quels incidens pouvaient naître de ce rassemblement prodigieux ? Anglaise ou française, la foule est toujours la foule. Allait-on se battre dans la Cité comme on s’était battu à Manchester ou à Sheffield sous le roi George IV ? « Le danger, dit un écrivain anglais, était de ceux que tout bon citoyen peut apprécier ; des gens de cœur résolurent de montrer par l’énergie de leur attitude qu’ils n’étaient pas hommes à se laisser dominer par les agitateurs. C’est pourquoi ils s’enrôlèrent eux-mêmes au nombre de 170,000 comme constables spéciaux (et parmi eux était le prince Louis-Napoléon), afin de soutenir la force civile régulière, ou de combattre à côté des troupes, si les circonstances l’exigeaient. » On lit à ce propos un détail curieux dans les mémoires de M. de Bunsen. Deux ou trois jours avant la date fixée pour la manifestation chartiste, M. de Bunsen, ayant rencontré le duc de Wellington, lui dit : « votre grâce va donc nous défendre tous lundi prochain, nous et la ville de Londres ? — Oui, répondit le duc, nous avons pris nos mesures, mais vous ne verrez ni un soldat ni un canon, à moins que ce ne soit réellement nécessaire. Si la force légale, si la police à pied et à cheval a le dessous ou est mise en péril, alors les troupes marcheront ; leur moment sera venu ; mais il n’est pas bon, à aucun point de vue, que la troupe soit employée au lieu de la police. La troupe ne doit jamais être confondue avec la police, la troupe ne doit jamais être transformée en police. » Les mesures

  1. La duchesse douairière de Saxe-Gotha était morte à Gotha le 23 février 1848.