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Guizot comparé, par exemple, au ministère de sir Robert Peel ; enfin, si un système si pondéré, si compliqué, a jamais pu être compris chez une race primesautière aussi bien que dans le pays des whigs et des tories, — ce qui serait ramener la question des tempéramens de peuples et des vocations nationales. Laissons de côté cette discussion des faits, ne regardons qu’aux principes ; la leçon qui résulte des paroles de Stockmar, c’est que le gouvernement constitutionnel exige autant de sincérité que de vigilance, qu’il y faut toujours se préoccuper de la vérité vraie, qu’on ne doit pas se fier aux apparences menteuses, qu’on ne doit pas se croire à l’abri du péril parce qu’on aura doctoralement appliqué un régime de santé à un état de crise et de maladie. Stockmar dit plus encore : cet état de crise et de maladie, c’est le gouvernement lui-même qui le fait naître quand il s’attache obstinément à la lettre de la loi au lieu d’en respecter l’esprit. Sur ce point, je crois que l’histoire définitive donnera raison au conseiller de la reine Victoria. M. Guizot, qui savait lire si bien les livres saints, ne s’est pas souvenu des grandes paroles de l’apôtre : « La lettre tue, et l’esprit vivifie. »

Si M. Guizot avait été un grand ministre, comme il a été un grand historien, un grand penseur, un grand théoricien politique, s’il avait possédé le génie de l’action comme il possédait la philosophie du passé, il aurait pu fonder en France la monarchie constitutionnelle. Les premiers ministres d’Angleterre, tories ou whigs, ont toujours su se retirer à temps ; M. Guizot ne l’a pas su. Il eût été digne de ce noble esprit de faire chez nous pour les réformes politiques ce que sir Robert Peel a fait au parlement anglais pour les réformes économiques : On ne peut lire les belles études que M. Guizot a consacrées ici même à Robert Peel[1] sans être assailli de pensées douloureuses sur le contraste que présentent ces deux hommes. Robert Peel était le chef des tories comme M. Guizot était le chef des conservateurs ; Robert Peel était assuré de sa majorité comme M. Guizot était maître de la sienne ; rien n’empêchait Robert Peel d’ajourner indéfiniment les réformes s’il avait voulu se perpétuer au pouvoir, car il pouvait opposer aux attaques du dehors les suffrages incontestables du parlement. Ce grand ministre eut une pensée plus haute. Du sein de la majorité pressée autour de lui, il entendit, selon le conseil de Stockmar, le cri de l’opinion populaire, et, obéissant à l’esprit de la constitution, au lieu de s’attacher à la lettre, il fit alliance avec ses adversaires pour assurer le triomphe de la réforme. Il savait bien que dès le lendemain il serait renversé par ses amis. Qu’importe ! il avait désarmé les ennemis de l’ordre, écarté pour longtemps chartistes et radicaux, assuré une force

  1. Voyez la Revue des 15 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1856.