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pourront tout au plus se maintenir péniblement si ce passage n’est pas abandonné. La Bulgarie est transformée par les pluies en marécage. Le Danube, avec ses crues et ses glaces, peut rendre les communications difficiles. Les Russes ont à pourvoir à tous les embarras, à toutes les nécessités d’un hivernage rigoureux dans un pays dévasté par la guerre ; ils ont tout à combattre, les armées, la saison, les maladies qui sévissent déjà et qui séviront plus que jamais dans leurs camps. Eussent-ils le secours des Serbes, qui ne sont pas encore partis, qui ont visiblement quelque peine à se décider, eussent-ils ce secours, ils ne peuvent plus guère l’avoir utilement avant l’hiver, et s’ils veulent agir de ce côté de façon à tourner les Balkans en présence des armées ottomanes, ils sont obligés d’étendre leur ligne, de diviser leurs forces pour soutenir les Serbes au lieu d’être secourus par eux. Les Turcs ont sans doute, eux aussi, une partie de ces difficultés ; mais ils sont chez eux, ils se défendent, et on ne peut plus se dissimuler que la Porte, malgré toutes les apparences de décomposition, était beaucoup plus prête qu’on ne le croyait à tenir tête à l’orage ; elle a des armées qu’elle grossit tous les jours, elle se montre impassiblement résolue devant le péril, de sorte que la situation militaire, telle qu’elle apparaît dans la vallée du Danube, reste pour le moins précaire et incertaine entre une campagne d’été pleine de mécomptes pour les Russes et des opérations nouvelles à combiner au milieu des rigueurs de l’hiver.

Ce qui sortira définitivement de cette fatale guerre, on ne le voit pas bien encore, on n’aperçoit, à travers l’obscurité de ces événemens qui s’accomplissent et qui restent inachevés, ni l’issue militaire, ni l’issue politique. Tout récemment le chancelier de l’échiquier en Angleterre, sir Stafford Northcote, avouait, dans une réunion à Exeter, que la guerre d’Orient avait trompé sous bien des rapports l’attente de ceux qu’on croyait être les meilleurs prophètes, et il ajoutait : « Aussi, quoique je voie prophétiser hautement que cette guerre ne peut se terminer en une seule campagne et qu’il ne faut pas attendre la paix avant que l’une ou l’autre partie ait acquis une supériorité plus décidée, je ne puis m’empêcher de penser qu’il peut encore y avoir des surprises et même une surprise qui contredirait les prophéties de personnes expérimentées… » Ces jours passés, lord Salisbury, sans paraître aussi confiant, laissait entrevoir que la diplomatie anglaise n’avait pas dit son dernier mot. Que signifie ce langage à demi énigmatique ? A quelle circonstance mystérieuse le chancelier de l’échiquier notamment pouvait-il faire allusion dans son discours d’Exeter ? Les surprises sont assurément toujours possibles et la surprise de la paix serait la plus heureuse ; mais les propositions de paix ne pourraient venir que des belligérans ou d’une médiation plus ou moins collective organisée en Europe.

La Russie, pour le moment, ne paraît guère vouloir se prêter à une paix qui devrait être nécessairement proportionnée à sa situation mili-