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que la main-d’œuvre dévore ses profits ; qu’est-ce qui l’empêche de semer de gazon son lot de terres, et d’y faire sur une petite échelle l’élevage des moutons ? Les circonstances physiques du sol et du climat permettent donc aux petits en Nouvelle-Zélande ce qu’elles leur interdisent en Australie, et y placent le travail libre sur le pied d’égalité avec le capital. Il y a là pour la démocratie une chance de succès plus sérieuse qu’aucune de celles qu’elle pourrait chercher dans le jeu des institutions politiques.

Les mœurs populaires néo-zélandaises ne sont point pour démentir ce caractère démocratique général. Dans ce pays, comme le disait l’ami de lady Barker, Jack croit valoir son maître, et agit comme s’il le valait. Bien nourri, bien vêtu, grassement payé de son travail, le colon néo-zélandais possède cet aplomb voisin de l’impertinence que donne en tout pays l’indépendance qui résulte d’une poche bien garnie. La familiarité leur tient lieu de politesse, et une cordialité naïve, mais gênante dans sa simplicité, de déférence. Lady Barker nous a raconté les bavardages dont elle fut assourdie pendant tout un long voyage, en présence même de son mari, par le postillon qui la menait ; c’est le ton et le langage d’un cocher de nos pays avec une fille de cuisine sans mièvrerie à l’endroit des mots vulgaires. La même lady Barker fut obligée d’apprendre aux cacatoès qui fréquentaient sa maison le dimanche que l’habitude des pays civilisés était de se découvrir devant les femmes. Du reste il y a de la logique dans cette indépendance. À l’inverse de notre peuple, qui, tout en se prévalant de l’égalité, persiste trop souvent encore à vouloir conserver les privilèges de l’ancienne inégalité, les ouvriers et gens de peine n’acceptent jamais de pourboires, même lorsqu’ils vous ont rendu un service exceptionnel. Ils accepteront volontiers un verre de gin ou de whiskey, mais il faudra que vous alliez le partager avec eux chez le plus prochain publican, et que l’argent soit donné par vous au cabaretier sans passer par leurs mains. Des bateliers qui avaient été obligés d’entrer dans l’eau jusqu’à la ceinture pendant plus d’un demi-mille pour pousser le bateau qui portait M. Trollope reçurent avec répugnance et sans remercîmens la gratification supplémentaire qu’il crut devoir leur donner, et la remirent avec le prix du voyage au patron de la barque. Une fille dont le même voyageur avait par mégarde sali les effets, et qui pleurait à la pensée qu’il lui faudrait les laver une seconde fois, refusa l’argent qui lui était offert comme compensation, en répondant que, bien qu’elle ne fût qu’une pauvre fille irlandaise sans amis, « elle n’était pas si vile que cela. » C’est là une dignité grossière sans doute, cependant c’est une dignité, et qui même se rapproche d’assez près de celle qu’on devrait rencontrer dans tout pays