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criminel. Celui-ci peut être en pleine santé et jouir de l’intégrité de son intelligence ; seulement, par une véritable infirmité congénitale, certaines facultés morales lui font défaut ; de là la prédominance inévitable des passions perverses dont rien ne combat plus dans l’âme la fatale impression : de là aussi l’irresponsabilité morale.

Nous avons voulu exposer brièvement cette théorie, dont l’importance et la gravité frapperont les esprits les moins attentifs. Les notions du libre arbitre, de la responsabilité sont aujourd’hui fort combattues et quelque peu obscurcies ; le matérialisme en est la négation directe, d’autre part un humanitarisme faux et énervant incline à ne voir dans les grands coupables que des victimes malheureuses des conditions sociales et de leur propre organisation. Nombre d’esprits honnêtes, abusés par des illusions généreuses, en viennent à se demander si la loi, en frappant les criminels, n’atteint pas des malades, des déshérités, des irresponsables, auxquels, au lieu de châtimens, elle devrait prodiguer une maternelle sollicitude. Il importe de savoir si la science justifie ces doutes, confirme ces négations.

Les aliénistes sont maîtres chez eux, et nous n’aurions pas l’indiscrétion d’aller les combattre sur leur propre terrain. Des magistrats se sont trouvés pour récuser leur compétence et soutenir qu’un homme de bon sens est meilleur juge de la folie qu’un aliéniste, toujours disposé, dit-on, à voir des fous partout. — Nous sommes d’un autre avis : le bon sens ne peut tenir lieu de connaissances spéciales ; si honnête juré que l’on soit, on est incapable, à moins d’être médecin, de poser sûrement le diagnostic de la fièvre typhoïde ou de la pleurésie ; de même pour l’aliénation, en tant qu’elle est une maladie. — Mais il ne s’agit ici que d’une espèce de folie qu’on déclare compatible avec la santé, ou plutôt on veut faire rentrer dans la folie un état mental qui ne dépend d’aucune condition vraiment pathologique. Je dis que la question cesse d’être du ressort exclusif de la médecine ; elle rentre de plein droit dans le domaine de la psychologie et de la morale.

Et d’abord les grands criminels sont-ils réellement privés, par une infirmité naturelle, de ce qu’on appelle le sens moral ? Cette expression, sens moral, malgré son apparente clarté, est fort vague. Faut-il entendre par là, comme le veut M. Despine, un amour inné de ce qui est juste et bon, inspirant une répugnance presque invincible pour tout acte criminel ou simplement coupable ? Il est évident qu’un tel amour fait défaut aux malheureux dont nous parlons ; la preuve, c’est que le crime en général ne leur coûte guère. Mais cette insensibilité morale, naturelle ou acquise, ne suffit pas à elle seule pour détruire ni même pour atténuer la responsabilité,