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alimentée, grandie par le concours direct ou la lâche inertie de cette volonté même dont enfin elle triomphe avec éclat ; on publie que cette victoire n’est que l’effet extérieur et dernier d’une foule de petites capitulations de l’adversaire, et que la complicité prolongée du libre arbitre a fait seule cette toute-puissance sous laquelle il succombe.

Nous ne pouvons prétendre à passer en revue toutes les passions, ni surtout à mesurer avec quelque précision le degré de responsabilité que laisse subsister chacune d’elles. Tout ici dépend des circonstances individuelles, et d’ailleurs l’homme ne possède pas ces balances délicates et infaillibles où se pèsent le mérite et le démérite. L’éternel ouvrier qui fit les cœurs et qui les sonde connaît seul le compte exact que sa justice est en droit de demander à chacun. Nous voulions uniquement, en face d’aventureuses théories, rappeler les principes et protester contre l’irresponsabilité prétendue de la passion. Non, la passion, à l’état normal, n’est pas en soi irrésistible ; non, elle n’est pas déjà la folie. La passion est essentielle à la nature humaine ; la folie marque une altération grave et morbide de cette nature ; la passion est une condition indispensable de la moralité ; sans elle pas de mérite, et la liberté même n’aurait, pour ainsi dire, plus de raison d’être : la folie supprime la moralité et met l’âme tout entière à la merci d’un cerveau malade. Des moyens purement psychiques, l’éducation, le bon exemple, les exhortations, les reproches, les châtimens mêmes, en tant qu’ils ont pour principal objet de forcer le coupable à rentrer en soi-même, suffisent pour corriger la passion et la réduire aux règles du devoir : c’est une médication physique qu’il faut surtout à la folie. Le passionné se sent libre avant comme après l’acte où son penchant l’entraîne ; le fou, même quand il a par hasard conscience de l’immoralité de sa conduite, a conscience en même temps qu’il est devenu l’instrument d’une force irrésistible qui n’est pas lui ; il y a véritablement lésion de la volonté, selon l’expression d’Esquirol, et ce martyre d’une liberté qui se sent dépossédée par une puissance étrangère contre laquelle elle proteste avec autant de désespoir que d’insuccès, qui donc oserait soutenir que c’est là la condition de la passion normale ?

Cela dit, empressons-nous de reconnaître que, dans nombre de cas, la passion présente les caractères d’une affection pathologique et par suite irrésistible. Rien de plus instructif à cet égard que le livre sur la Folie lucide du docteur Trélat ; le docteur V. Bigot, dans un récent ouvrage intitulé des Périodes raisonnantes de l’aliénation mentale[1], en a fortifié les conclusions par ses observations

  1. Paris, 1877. Germer-Baillière.