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science qui parle ainsi ? Devons-nous renoncer à toutes les vieilles idées sur le libre arbitre, la culpabilité, le droit de punir, bouleverser nos codes et nos systèmes de répression, détester une, fatale ignorance qui, depuis tant, de siècles, et de nos jours encore, frappe comme un coupable celui qui n’est qu’un fou, et mesurer, désormais notre empressement pour absoudre à la grandeur de l’attentat et à l’insensibilité morale de celui qui l’a commis ! Redoutables questions dont les conséquences intéressent l’ordre social tout entier et qu’il ne nous a pas paru sans utilité de soumettre à un sérieux et impartial examen.

Mais avant de suivre ainsi les variations et les décroissances de la responsabilité dans les divers états qui se rapprochent plus ou moins de la folie, nous voudrions dissiper un malentendu. Soutenir, comme on le fait quelquefois, qu’une série de transitions insensibles conduit de la santé mentale à la folie, et qu’il est en conséquence impossible d’établir entre elles une ligne rigoureuse de démarcation, nous paraît un sophisme. Que cette ligne n’ait pas encore été tirée, qu’aucun critérium décisif n’ait été signalé jusqu’à présent, que le diagnostic de l’aliénation soit plutôt une affaire de pratique et d’art que l’application de principes vraiment scientifiques, cela peut être ; . mais on ne doit en accuser que l’insuffisance de nos connaissances actuelles. En fait, ce critérium existe, et, s’il n’est pas découvert, la science ne peut manquer de le découvrir un jour. Les transitions insensibles ne le sont que pour nous ; l’axiome natura non facit saltus n’est vrai que d’une vérité approximative. Toute différenciation implique une distinction réelle entre deux états successifs d’un même objet ; dans toute série de termes qui ne sont qu’analogues, la nature fait un saut, plus ou moins considérable, pour passer de l’un à l’autre. Le nier, c’est se mettre dans l’impossibilité d’expliquer la différence et aboutir en dernière analyse à la théorie de l’identité absolue de toutes choses. Cette remarque, dont la portée est générale, réfute certaines théories qui, de proche en proche, en viendraient jusqu’à supprimer l’existence de toute responsabilité morale, sous le prétexte que, par une série d’innombrables états intermédiaires, la folie et la raison se fondent imperceptiblement l’une dans l’autre. Il y a un point précis, quoique inconnu peut-être, où la folie commence et où toute responsabilité est abolie. Jusque-là la raison peut être égarée ou pervertie par des influences externes ou internes, la liberté étouffée par des passions presque toutes-puissantes, et la responsabilité se rapprocher de cette limite inférieure où pratiquement elle disparaît : les conditions normales n’en subsistent pas moins, tandis qu’avec la folie commence un état pathologique tout différent, provoqué par une cause physiologique spéciale qu’on n’a pu déterminer encore, mais