Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/792

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus alarmantes. La Reine des lacs, comme on appelle Chicago, ne compte pas quarante années d’existence, et elle a déjà 350,000 habitans : dix ou douze chemins de fer aboutissent à ses quais, et son port est toujours plein de navires. Sa population renferme un élément dangereux : ce sont les ouvriers employés au commerce des bois, les débardeurs, les déchargeurs, les portefaix, qui n’ont besoin ni d’instruction, ni d’apprentissage, ni d’expérience technique, auxquels il suffit d’avoir des bras vigoureux, qui sont mal payés et dont les professions servent de refuge à tous les mauvais ouvriers, à tous les déclassés, à tous les criminels qui ont passé à travers les filets trop lâches de la justice américaine, et aux réfugiés qui ont dû quitter l’Europe ou le Canada pour échapper aux conséquences de leurs fautes. L’agitation qui se manifestait parmi ces hommes dangereux, depuis le commencement des troubles, était un sujet d’appréhension pour les autorités de Chicago. Les ouvriers des chemins de fer ne pouvaient s’entendre, les agens de plusieurs compagnies se refusaient à faire grève, et les comités s’efforçaient de vaincre leur résistance. Les conciliabules nocturnes et les conférences se multipliaient sans résultat apparent. Des rassemblemens stationnaient en permanence devant les gares dans l’attente d’une décision qui n’arrivait pas. Le 23 juillet, après la distribution de la circulaire et du manifeste de l’Internationale, une réunion générale et publique des associations ouvrières fut convoquée pour obtenir l’adhésion des ouvriers au programme contenu dans ces deux documens. On a évalué à 15,000 ou 20,000 le nombre des personnes qui assistèrent à ce meeting. Les résolutions adoptées ne firent guère que reproduire le manifeste de l’Internationale, en l’assaisonnant de déclarations passionnées contre les compagnies de chemins de fer et la tyrannie du capital, et en l’accompagnant d’un vœu pour la réforme du gouvernement et l’organisation immédiate d’une fédération universelle du travail, sur une base nationale et internationale, afin d’arriver à une législation conforme aux intérêts des travailleurs. Quant aux discours prononcés, on jugera de leur violence par le langage d’un des orateurs, qui se déclara prêt pour toute action énergique qui serait jugée utile, et qui engagea les travailleurs à prendre immédiatement en main leur propre cause et à régler eux-mêmes leur différend avec le capital, même par le mousquet, si cela était nécessaire.

Déjà les aiguilleurs du Michigan-Central s’étaient mis en grève ; les hésitations des autres ouvriers cessèrent. Les ouvriers du Michigan-Méridional sortirent de la gare de la compagnie en procession. La foule les accueillit par des acclamations, et les accompagna ou les entraîna successivement aux diverses gares, où elle fit cesser tout service. Ce fut ensuite le tour des quatre grands