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menacer de leur vengeance les agens qui en prenaient la conduite ; mais ils ne mirent pas obstacle au départ. Un de ces trains emmenait à Cumberland une compagnie de soldats qui prit possession de cette gare ; il continua ensuite, avec un faible détachement, jusqu’à Kayser, où il fut arrêté par les grévistes, qui mirent la locomotive hors de service : il fallut aller dégager la trop faible escorte qu’on lui avait donnée. Le général French reconnut qu’avec le petit nombre d’hommes dont il disposait, il devait se contenter de tenir la voie libre d’un côté jusqu’à Cumberland, et de l’autre jusqu’à Baltimore.

Ainsi les autorités locales et l’autorité fédérale elle-même n’hésitaient pas à intervenir pour assurer la circulation sur les lignes de la compagnie Baltimore et Ohio. Cette intervention paraîtrait toute naturelle en France, où l’état a la nue propriété des chemins de fer, où l’exploitation est soumise à des règlemens généraux émanant de lui, et où elle est surveillée comme un service public par des agens officiels ; les raisons sur lesquelles elle se fondait étaient moins apparentes aux États-Unis. Là, la confédération n’est jamais intervenue que depuis la guerre civile, lorsqu’elle a accordé à titre gracieux, à certaines compagnies, des subventions en argent ou en terres publiques. Ce sont les états qui concèdent les chemins de fer ou plutôt qui en permettent l’établissement par la concession du droit d’expropriation : les compagnies se considèrent comme propriétaires de leurs lignes, elles en règlent à leur gré l’exploitation, et jusqu’à une récente décision de la cour suprême, elles étaient réputées maîtresses absolues de la fixation des tarifs. L’opinion générale envisageait donc les compagnies de chemins de fer comme des entreprises privées, et les assimilait absolument aux charbonnages, aux usines et à toutes les exploitations industrielles, dont les gouvernemens locaux, et encore moins le gouvernement fédéral, n’avaient jamais pris en main les intérêts.

Ce ne fut pas du premier coup que l’on put faire comprendre aux grévistes et même à une portion du public la gravité et le caractère délictueux des actes qui se commettaient dans les gares des chemins de fer. Il est incontestable que tout homme est seul juge du prix qu’il veut mettre à son travail, et qu’aucun pouvoir au monde n’a le droit de lui imposer de travailler à d’autres conditions que celles qui lui conviennent. Le droit d’un agent ou d’un ouvrier à quitter le travail, à se mettre en grève, est donc absolu, et ce droit n’est pas affaibli parce que dix, ou cent ou mille ouvriers en useront simultanément ; mais, par une conséquence inéluctable, l’exercice même de ce droit impose à tout ouvrier le devoir de respecter chez autrui la liberté dont il use lui-même. Empêcher un ouvrier de travailler aux conditions qu’il lui convient d’accepter