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porte point garant de leur vertu. Il remarque au surplus qu’il y a des pays où l’administration est fort corrompue et qui ne laissent pas de progresser ; il en conclut que la vénalité est un moindre mal que l’indifférence dégénérant en apathie et en torpeur. Voilà le fléau dont souffre le plus la Turquie. Plus on y crée de places et de fonctions, moins il se fait d’ouvrage ; on y rencontre partout trois employés qui aident consciencieusement un quatrième à ne rien faire. On y rencontre aussi des tronçons de chemins et de chaussées qui ne mènent nulle part, et des ponts admirablement construits, auxquels il ne manque qu’une arche pour qu’on y puisse passer. Demain ou continuera la chaussée, demain on achèvera le pont ; on dit cela depuis dix ans et on le dira pendant dix ans encore. En Orient, les lendemains sont lents à venir, les bonnes intentions s’épuisent dans un premier effort, et les fonds votés sont sujets à s’égarer dans quelqu’une de ces poches qui sont des gouffres. Jadis Ismail-Pacha inaugura dans une cérémonie solennelle et bruyante l’importante route qui, par Erzeroum et Bayazid, devait relier Trébizonde à la frontière persane ; 12 millions de piastres avaient été alloués à cet effet et fournis par le trésor de la mosquée de Sainte-Sophie. On poussa la route jusqu’à une portée de fusil, après quoi on ne donna plus un coup de pioche. Que sont devenus les 12 millions de piastres ? L’administration de Sainte-Sophie les réclame encore. « Si j’avais à composer une devise pour une bannière turque, nous dit M. Baker, j’écrirais d’abord : Il n’y a qu’un Dieu, et le bakchich est son prophète, et j’ajouterais : Evet, effendim, certainement, monsieur, — et au-dessous : Yarin, repassez demain. » toutefois, si grand que soit le mal, il ne le croit pas incurable ; les chemins de fer, les télégraphes et le temps en viendront à bout. Un autre moyen de guérison serait de donner plus de fixité à l’administration turque, de la soustraire à ces perpétuels changemens qui jettent le désarroi dans tous les services publics. Mahmoud II abolit les gouverneurs héréditaires, les derebeys, qui étaient de vrais despotes ; mais ces despotes étaient assurés de leur avenir, ils pouvaient avoir quelque suite dans leurs desseins. Aujourd’hui les effendis de Stamboul ne peuvent compter sur rien que sur l’impatience de ceux qui aspirent à les remplacer. Il arrive parfois qu’à peine installés dans leur résidence, on les met à pied ou qu’on les expédie du nord au midi, de Roustchouk à Bagdad. Ils n’ont pas le temps de faire du bien, ils ont toujours le temps de faire du mal. La sangsue a hâte de se gorger ; elle sait que ses jours sont comptés. Son sort dépend d’une intrigue de la camarilla, d’un bakchich offert à la sultane validé, d’un caprice du maître et de ce mal terrible, mystérieux, qu’on appelle « la maladie du sérail, » et qui tue la volonté, trouble l’esprit, énerve l’âme, la livre en proie à la confusion des fantaisies.

Jamais la maladie du sérail n’avait exercé une plus sinistre