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inventé pour procurer au fils de son père une opulente sinécure et la liberté de s’enrichir aux dépens de ceux qui travaillent. Si son ignorance est extrême en matière de géographie et de statistique, il est prodigieusement instruit dans l’art de s’approprier les économies de son prochain ; il a l’instinct, le talent, le génie de la concussion ; comme Panurge, il sait « soixante-trois moyens pour trouver de l’argent à son besoin, » et par malheur ses besoins sont immenses. Ses vices natifs ne lui suffisant pas, il a acquis le plus souvent par une étude savante tous les appétits raffinés des viveurs de l’Occident ; il possède en outre une imagination orientale qui aime à faire grand et qui en toutes choses va jusqu’au bout. Un palais magnifique, une somptueuse maison d’été sur les rives du Bosphore, un harem peuplé de belles esclaves circassiennes, des écuries pleines de superbes chevaux arabes, il faut, bon gré, mal gré, qu’il trouve tout cela dans la caisse ou dans la tirelire de ses administrés. Peu lui importe au demeurant que le soldat qui se bat en Serbie ou en Bulgarie manque d’habits et de pain, que l’industrie chôme et que le commerce languisse faute de routes ou de marchés, que les populations soient foulées par les fermiers de la dîme et que le raïa crie misère. Comme tous les oligarques contens de la vie, l’effend de Stamboul a l’humeur gouailleuse ; il unit aux grâces du boulevard des Italiens je ne quelle férocité mongole, tartare, tongouze ou touranienne. Toutes les plaintes lui sont légères, il a réponse à tout ; sa philosophie se résume en deux adages. Lui allègue-t-on que son bonheur est fait de la misère d’autrui et qu’il faut pourtant que tout le monde vive, il répond : « Je n’en vois pas la nécessité. » S’avise-t-on de lui représenter que l’abus des concussions engendre la banqueroute et que les états en faillite sont en danger de périr, il s’écrie en buvant son raki : « Après moi le déluge ! »

M. Baker ne s’est point chargé de plaider la cause des effendis de Stamboul. A la vérité, il a une antipathie naturelle pour tous les genres d’exagérations ; il a beaucoup vu les hommes, et à son avis les monstres sont aussi rares que les anges. Il nous parle dans sa préface d’un gouverneur-général que les uns lui peignaient comme un noir coquin et les autres comme un saint personnage. « J’ai vu de près ses épaules, nous dit-il, et je puis assurer qu’il n’a pas d’ailes ; j’ai contemplé longuement ses babouches, et je puis affirmer qu’il n’a pas le pied fourchu. Le fait est qu’il a accompli dans sa vie plus d’une action méritoire, mais qu’il n’est point insensible aux séductions du bakchich. » M. Baker établit une distinction entre les pachas maigres et les pachas dont l’embonpoint tourne à l’obésité ; selon lui, on ne peut rien attendre de bon de ces derniers, tandis qu’il a rencontré parmi les autres des hommes d’excellentes manières et plus d’un parfait gentleman. Toutefois, bien qu’il goûte le commerce de ces hommes d’excellentes manières, il ne se