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passer, continua mistress Lavender avec sévérité, mais dans la vie la sagesse consiste à se donner le plus grand nombre possible de jouissances sans dépasser les bornes de la modération et nuire à sa santé. Vous êtes jeune et vous ne pensez pas à tout cela ; vous croyez, parce que vous avez de bonnes dents et le teint clair, que vous pouvez manger n’importe quoi. Cela ne durera point. Un jour viendra. Ne savez-vous pas ce que dit Marc-Aurèle, le grand empereur : « Encore un peu de temps, et tu ne seras plus rien, et tu ne seras nulle part, comme Hadrien et comme Auguste ! »

« — Oui, fit Sheila. »

Sheila ne sort qu’à demi victorieuse de cette épreuve importante. Aux morceaux délicats et variés qu’elle a mangés, elle aurait préféré une sandwich et une gorgée d’eau sur quelque colline des Highlands, et, devant l’assaisonnement de physiologie moderne et de philosophie antique que la vieille dame a mêlé au repas, le cœur a failli lui manquer. Elle n’est pas au bout de ses tribulations. Il ne lui faudra pas longtemps pour sentir qu’elle n’est pas plus à sa place au milieu de cette nouvelle société qu’un des daims de son pays transporté tout à coup dans un parc de Richmond ne serait à la sienne ; le jour où Lavender s’en apercevra à son tour, le bonheur du jeune ménage sera bien près d’être troublé. Lorsque, sous prétexte de se mettre sérieusement à l’ouvrage, le peintre ira s’enfermer dans son atelier après avoir pris le chemin le plus long, ou acceptera pour lui seul quelque invitation, ou se montrera en voiture à côté de quelque femme élégante, que fera Sheila derrière les rideaux de sa fenêtre ? Elle songera à son père, au Lewis, au plaisir d’errer le long des rochers, de recevoir les embruns de la vague et les caresses de la brise marine, et elle regrettera la joie sauvage et la liberté de l’Océan. Se dira-t-elle qu’elle a fait un sot marché en échangeant l’indépendance de sa rustique demeure contre l’étouffante solitude d’une villa de faubourg ? Il ne tiendrait qu’à Lavender que cette comparaison ne lui Vienne pas même à l’esprit ; mais il ne connaît pas la valeur du trésor que le hasard a mis entre ses mains. Enfant lui-même, il traite sa femme en enfant et, sans le vouloir, blesse ses sentimens les plus délicats et les plus chers. Il écarte Ingram, son meilleur ami, dont la franchise l’offense non moins que la profonde affection qu’il témoigne à Sheila ; et celle-ci de son côté, trop fière pour se plaindre, prend l’habitude de pensées d’autant plus douloureuses qu’elles ne peuvent être ni exprimées ni comprises. Le romancier a décrit avec une rare finesse cette lente progression de tristesse et de découragement. Rien n’est plus touchant que les efforts de Sheila sur elle-même pour se plier aux caprices de Lavender, pour combattre une jalousie naissante qu’elle ne peut s’empêcher d’éprouver quand elle voit son