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si prématurément la nouvelle épouse du jeune médecin, abusant ainsi sur sa créature de son droit de créateur. Le lecteur impartial doit adresser à M. William Black une critique plus fondée : c’est d’avoir changé le lieu de la scène et déplacé par là l’intérêt de son ouvrage. En quittant Airlie pour Glascow et le presbytère pour l’université, le Courlis perd un peu de son caractère. Sous l’habit noir de l’étudiant qui fréquente le monde, on ne reconnaît plus l’ancien maraudeur, effroi de sa paroisse, et sa barbe naissante soigneusement cultivée et son langage châtié font un si singulier contraste avec ses manières primitives qu’on est tenté de regretter les effets de la civilisation sur cette âme naïve faite pour un milieu différent. En revanche, Coquette ne se transforme pas ; la fille d’Heth reste jusqu’au bout une étrangère. Lorsque lord Earlshope a péri dans une tempête avec son yacht, elle cède aux instances de son cousin, mais son sacrifice lui coûte la vie. En vain elle veut oublier, la tâche est trop lourde pour ses forces ; elle meurt, et la désolation de la manse vient donner raison aux prévisions sinistres du vieux jardinier, qui, plus que jamais, peut se dire que cette Samaritaine avait un démon.


II

Les géographes se sont souvent demandé quel pouvait être le pays septentrional connu chez les anciens sous le nom de Thulé. Les uns ont supposé que les poètes voulaient par là désigner l’Islande ; les autres ont prétendu qu’il s’agissait des îles Shetland. M. William Black penche pour les Hébrides. Du moins est-ce à cette extrémité du monde qu’il a placé le royaume d’Une Princesse de Thulé sans beaucoup s’inquiéter des commentateurs. Il est le premier à reconnaître que son titre a intrigué quantité de gens des deux côtés de l’Atlantique. Il assure même qu’une controverse acharnée s’est élevée en Amérique sur l’exacte prononciation de ce nom mystérieux, — ce qui d’ailleurs est une ironie évidente. Tout le monde n’a-t-il pas lu Faust ? L’aimable personne dont le romancier écossais a raconté l’histoire n’est sans doute pas destinée à la même célébrité que le souverain de la ballade allemande ; mais M. William Black a jeté tant de poésie autour d’elle qu’elle ne dépare en rien le souvenir des vieux rois de mer. Et au fait, le père de Sheila n’est-il pas roi lui-même ? Une petite île, des rochers, des baies de sable et quelques pâturages, voilà son empire ; trois cents pêcheurs, voilà ses sujets. Le roi de Borva s’appelle M. Mackenzie, comme le premier venu, et sa fille tient elle-même le gouvernail ou la rame quand elle veut passer de l’île de Borva à l’île de Lewis. C’est dans ces fonctions qu’elle apparaît au jeune peintre Lavender, qui a quitté