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faire un cerf-volant à son petit frère. « De quoi parlez-vous, s’écria-t-il fièrement, est-ce de ma. cousine ? Quoi ! ne pouvez~vous donc manger votre dîner sans vous arrêter pour débiter des médisances ? Joli Daniel que vous faites avec vos prophéties et vos jugemens et vos avertissemens ; mais, si vous vous mêlez de ressembler à Daniel, par saint Gingoulph ! je ferai pour vous de la maison une telle fosse aux lions que de votre vie vous n’en aurez vu de semblable. » Sous cette métaphore, il y a une menace que le Courlis accomplira fidèlement ; à défaut de lions, il se servira d’animaux moins poétiques, mais tout aussi malfaisans, et le récit des tours qu’il va jouer au jardinier pour venger sa cousine offre tout l’intérêt d’une véridique histoire.

Si les romans pouvaient se passer d’intrigue, si le goût public revenait à cette aimable simplicité du temps jadis, où l’on n’avait pas besoin de beaucoup d’ingrédiens pour composer une fiction qui ressemblât à la vie, la vie étant elle-même plus simple et plus unie, la conscience de bien des romanciers serait sans doute singulièrement soulagée. Que d’invraisemblances en effet n’est-on point forcé d’imposer à la crédulité du lecteur pour rattacher les uns aux autres les personnages créés par l’imagination ou les tableaux que l’observation a copiés d’après nature, alors surtout que la plupart des combinaisons dramatiques semblent épuisées et que les meilleurs ressorts ont été déjà mille et mille fois mis en jeu ! Parmi les romanciers contemporains de l’Angleterre, M. William Black paraît l’un des plus disposés à s’affranchir de l’usage cruel qui force l’écrivain d’inventer, bon gré mal gré, une action romanesque. On dirait tout au moins que cette partie de l’art n’est point à ses yeux la plus importante. Les êtres très vivans qu’il met au monde n’agissent pas beaucoup en général. Ce qu’ils font dans le cours de trois volumes tiendrait aisément en quelques lignes, et l’on pourrait résumer en peu de mots tous les actes de leur existence. Aussi les amateurs d’aventures, de mouvement, de passions violentes et de péripéties seront-ils déçus s’ils prennent en main les charmans récits du conteur écossais ; ils n’y trouveront rien de ce qu’ils cherchent. L’originalité de M. William Black est ailleurs. Un amour malheureux suivi du sacrifice et de la mort, voilà tout le sujet de la Fille d’Heik ; on n’en saurait rêver de plus simple. La nouveauté de l’ouvrage, et ce qui en fait l’intérêt, ce n’est pas à proprement parler la trame, ce sont les figures que l’artiste y a tissées. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles ressortent avec un tel relief qu’on se demande plus d’une fois si l’auteur n’a pas eu recours à des souvenirs personnels, si le Courlis n’a pas été de ses amis et s’il n’a pas connu quelque part le jardinier Andrew. Faut-il en dire autant de lord Earlshope ? Celui-là, dans le roman, est