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Tel est l’esprit du gouvernement militaire en Cochinchine ; il marche à la prompte constitution non d’une colonie, mais d’un état prospère et heureux sous la tutelle d’un nouveau souverain qui est la France, et qui apporte à ses sujets, avec la richesse, la morale et la vraie justice, ses conquêtes, nous ne dirons pas politiques, car ce ne serait pas toujours une louange, mais civiles. Que la Cochinchine française ait déjà fait de grands progrès dans la voie où elle est entrée, c’est ce qui n’est pas contestable, et, sous ce rapport, notre administration s’est déjà montrée bien supérieure à celle des Anglais dans l’Inde, surtout pendant les premiers temps de leur domination. Malheureusement notre politique plus humaine, plus scrupuleuse, n’a pas égalé celle de nos voisins par la fermeté et la suite des desseins. Notre faute a été de ne savoir pas ce que nous voulions faire et de ne pas prévoir ce que nous ferions. D’un projet de comptoir à un projet de colonie, nous en sommes arrivés à la fondation d’un état satellite. Mais c’est là que se montre avec éclat notre défaut de prévoyance. Puisque nos vues, si modestes d’abord, devaient finir par s’étendre à une annexion, ne fallait-il pas la concevoir grandement ? Il n’en eût pas coûté beaucoup plus cher, et dans la suite les revenus eussent plus que compensé la dépense primitive. Nous avions dans notre voisinage l’exemple de l’Inde britannique. Il fallait l’imiter dans une certaine mesure au début ; mais surtout ne pas élever de nos propres mains des barrières à notre expansion future. Telle qu’elle est, la Cochinchine française ne représente qu’un territoire restreint, dont la population ne dépasse pas de beaucoup 2 millions d’hommes, et qui, bien administrée, ne donne encore que 2 millions d’excédant sur ses dépenses. Si la Cochinchine entière, y compris le Tonkin, était entre nos mains, nous pourrions nous considérer comme maîtres d’un empire colonial qui, confinant à la Chine, aurait une très grande importance et une très grande valeur. Il ne faut pas faire les choses à demi ; mieux vaut ne pas les entreprendre. Les Anglais, voyant nos précautions, notre timidité, nos craintes, n’ont jamais compris cette attitude ; ils se sont moqués de nous en répétant dans leurs journaux : « Que diable les Français veulent-ils faire de la Cochinchine ? »

Cette question, ils n’auraient pas eu l’occasion de la poser, si nous avions bien su dès l’origine ce que nous allions faire dans l’Indo-Chine, si nous avions eu, comme les Anglais, une politique coloniale, et si, guidés par cette politique, nous en avions résolument appliqué les principes. Il faudrait supposer surtout que nous eussions bien connu le terrain sur lequel nous allions opérer. Les Anglais, sous ce rapport, sont dignes de servir de modèles. Quand ils ont des vues sur un pays lointain et mal connu des géographes, ils ne manquent jamais de s’y faire précéder par des explorateurs.