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décrites ; un pouvoir énervé et affaibli chez les mandarins, ce pouvoir est fort et vigoureux ; l’absence de troupes et d’armée, l’armée régulière est très nombreuse, et la milice comprend tous les hommes de la population. » Ce témoignage était une nouvelle preuve de notre regrettable disposition à nous lancer légèrement dans les entreprises les plus hasardeuses et les moins étudiées. Les missionnaires, que la dépêche de l’amiral mettait évidemment en cause, ne sont pas gens d’affaires : ils servent les intérêts de la foi avec une abnégation complète, un dévoûment absolu, et ils sont si confians dans l’assistance céleste que les choses humaines leur paraissent de peu de conséquence ; mais ce détachement même, ce renoncement personnel, cet état d’extase permanent, doivent nous mettre en garde contre des entraînemens d’autant plus dangereux qu’ils sont plus respectables, et nous apprendre à n’admettre les informations puisées à une telle source que sous bénéfice d’inventaire.

Au demeurant, l’influence des informations contre lesquelles protestait l’amiral Rigault et qui pouvaient nous conduire à un désastre en Cochinchine a été conjurée. Après bien des événemens et des péripéties, notre expédition, si mal commencée, aboutit à la formation d’un établissement colonial important. Tout est bien qui finit bien ; mais l’amiral Rigault, quand il était à Tourane, au fond d’une baie sans issue, où il voyait le vide se faire autour de lui et la maladie décimer ses soldats, avait le droit de ressentir quelque amertume. Ce sentiment s’est trahi dans sa correspondance ; heureusement son moral n’en était point ébranlé, sa sagacité n’en était point troublée. Il sortit bientôt de ce mauvais pas par une décision hardie et habile. Ce fut de quitter Tourane, où nous périssions dans l’inactivité, et de se transporter dans une autre partie de l’Annam, où il crut qu’il amènerait l’empereur Tu-Duc à composition, rien qu’en lui coupant les vivres. La position qu’il allait prendre était telle à son avis qu’il ne pouvait manquer un jour ou l’autre de réduire le roi d’Annam, ses mandarins et son armée par la famine. Mais pour comprendre son idée, il faut avoir présente à l’esprit la configuration géographique de la Cochinchine.


II

Le royaume d’Annam, à l’époque de notre débarquement à Tourane, comprenait trois parties distinctes : au nord la Haute-Cochinchine, pays montagneux qui borde la Chine ; la capitale Hué, où réside le souverain, est située dans cette région ; au sud, la Basse-Cochinchine, où nous sommes établis ; enfin le Tonkin, réuni au royaume d’Annam, moitié par ruse, moitié par conquête, au commencement de ce siècle. Ces trois territoires forment une espèce de