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dans ce pays, nous avions le projet d’y faire une manifestation promptement terminée qui amenât le gouvernement de l’Annam à une entente. Nous faisions de la politique de sentiment et d’humanité : soustraire des missionnaires catholiques à une persécution violente, arracher plusieurs d’entre eux aux angoisses de l’emprisonnement, venger le supplice de quelques autres, c’était tout notre but, but louable assurément, mais d’une médiocre portée. Il s’agissait donc de marcher sur Hué, la principale ville du royaume où réside le roi Tu-Duc, et d’imposer par traité à ce souverain l’engagement de respecter la liberté et la vie des apôtres de la foi catholique. En mettant le pied sur le territoire de l’Annam nous n’avions qu’une pensée : celle de le retirer au plus vite.

Le gouvernement ne prévoyait nullement l’importance de son entreprise ; il n’en apercevait pas non plus les entraînemens et les conséquences. Il connaissait peu le pays et ne se doutait guère que cette conquête, en donnant au conquérant la domination de l »Indo-Chine, mettrait entre ses mains les clés d’un empire comparable à celui des Anglais dans l’Inde. Le gouvernement de cette époque entretenait d’ailleurs les plus grandes illusions sur l’état de l’empire d’Annam, qu’il s’imaginait pouvoir mater par un coup de main. L’amiral Rigault de Genouilly, qui reçut l’ordre d’exécuter ce coup de main, fut victime de cette erreur et ne tarda pas à la reconnaître. Il avait d’abord dirigé ses marins sur Tourane, un village sans ressource, situé près d’une rivière qu’en lui avait désignée comme la route de Hué. Cette rivière, il vit bientôt qu’il ne pouvait s’en servir faute d’un matériel flottant propre à la remonter. Le trajet par terre, de Tourane à Hué, n’était pas moins impossible ; l’armée se trouvait comme perdue dans des forêts sans chemins, hantées surtout par des animaux féroces. Pouvait-on l’aventurer sous ces fourrés inextricables ou dans des rizières où les indigènes, pieds nus, peuvent seuls réussir à s’avancer sans rouler dans la boue ? Comment y conduire de l’artillerie ? comment y lancer des compagnies régulières de. fantassins avec leurs chaussures épaisses et rigides ? La nature de la contrée étant une première cause de déception, le caractère et les dispositions des habitans en préparaient une seconde. Les missionnaires qu’on avait consultés à Paris, peu compétens en matière de guerre, avaient mal renseigné l’autorité militaire sur l’organisation des troupes annamites et sur le degré de résistance qu’elles seraient en état de nous opposer. L’amiral Rigault exprimait sa déception au commencement de l’année 1859 : « Le gouvernement, disait-il, a été trompé sur la nature de cette entreprise ; on la lui a représentée comme modeste, elle n’a point ce caractère ; on lui a annoncé des ressources qui n’existent pas, des dispositions chez les habitans qui sont tout autres que celles