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martyre, et ma mort sera utile si elle sauve un père de famille. » M. Chevriaux refusa ; M. Guérin, avec une insistance héroïque, supplia son compagnon de lui permettre d’accomplir ce sacrifice, qu’il trouvait tout simple. M. Chevriaux fut inflexible, et M. Guérin le blâma doucement de ce qu’il appelait son obstination. Chacun d’eux, sans doute, lorsque Ramain vint faire l’appel de ceux qui allaient mourir rue Haxo, écouta avec angoisse s’il n’entendrait pas le nom de son voisin de captivité. Ni l’un ni l’autre de ces hommes de bien ne fut désigné. Leur dévoûment fut inutile, mais il n’en est pas moins admirable, car c’est du fond du cœur et d’une inébranlable résolution que tous deux avaient fait l’abandon de leur existence.

Il était environ quatre heures lorsque le brigadier Ramain entra dans la quatrième section. Son premier mot, prononcé d’une voix rude, ne laissa aucun doute aux otages ; on venait chercher une fournée : « Attention ! Répondez à l’appel de vos noms ; il m’en faut quinze ! j’en ai déjà un (il faisait allusion à Greff). » Chacun répondit sans faiblesse. Ramain avait quelque peine à déchiffrer un nom et disait : « Bénigny, Bénigé… » M. de Bengy, de la Société de Jésus, s’approcha, dit : « C’est moi, » et se réunit à MM. Caubert et Olivaint. Paul Seigneret fut appelé, il embrassa un de ses compagnons, serra la main d’un de ses camarades de Saint-Sulpice, arrêté en même temps que lui, et se rangea près des autres victimes. Le brigadier les compta deux fois ; un prêtre voulut prendre son chapeau, un autre quitter ses pantoufles ; Ramain répéta le mot déjà dit au président Bonjean : « C’est inutile, vous êtes bien comme cela. » Les onze ecclésiastiques, les trois laïques marchèrent alors derrière Ramain ; on ne les fit point passer par l’escalier de secours que l’archevêque avait descendu ; on les dirigea vers le grand escalier. Ce changement d’itinéraire fut presque un motif d’espoir pour ceux qui les avaient vus partir. On écouta, on chercha à distinguer au milieu du bruit vague de la fusillade un feu de peloton indiquant une exécution militaire ; on n’entendit rien. Néanmoins les otages qui restaient encore à la quatrième section écrivirent leurs dernières volontés et se tinrent prêts à tout. Ceux que l’on venait d’emmener furent conduits dans la salle du greffe[1].

Pendant que le brigadier Ramain les avait appelés et comptés, le sous-brigadier Picon s’était rendu à la première section, que, depuis deux mois, l’on nommait le quartier des gendarmes. C’est là, en effet, que ces malheureux venant du dépôt avaient été

  1. Prêtres : Olivaint, Caubert, de Bengy, de la Société de Jésus ; Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu, de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus ; Planchat, aumônier de l’œuvre du Patronage ; Sabatier, second vicaire de Notre-Dame-de-Lorette ; Benoist, abbé, Seigneret, séminariste. Laïques : Dereste, officier de paix ; Greff et Largillière, ébénistes, Ruault, tailleur de pierres.