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plénipotentiaire qui avait apporté un passeport ; le temps de l’absence avait été employé à essayer de franchir une porte que le patriotisme des fédérés avait refusé d’ouvrir. Delescluze fut impassible. Il appela près de lui quelques membres de la commune, Franckel, qu’une blessure forçait à garder le bras en écharpe, Jourde, Johannard ; ils ne l’entendirent pas ; ils se disputaient, se vomissaient leurs vérités à la face, s’accusaient mutuellement et rejetaient les fautes de tous sur chacun d’eux. Peut-être, dans l’emportement de leur fureur, s’adressaient-ils l’horrible apostrophe d’un conventionnel à Fouché en 1814 : « va ! traître ! il n’y a pas un pou de ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage ! »

Des soldats, de bas officiers entouraient Delescluze, lui mettaient le poing sous le nez, lui disaient qu’il était un lâche, qu’il avait voulu s’enfuir, mais que, puisqu’il les avait poussés « dans le pétrin, il y crèverait avec eux. » Delescluze prit sa canne et son chapeau, puis, s’étant dirigé vers la porte, il salua le groupe d’insulteurs qui l’avait menacé, dit : « Adieu, messieurs ! » et sortit. Un fédéré cria : « Il va se sauver ! » et une douzaine d’individus se précipitèrent derrière lui. Il marcha dans la direction du Château-d’Eau et traversa sans difficulté deux basses barricades qui embarrassaient la chaussée du boulevard Voltaire. Arrivé près de la rue Rampon, il fit mine de s’arrêter, comme s’il avait l’intention de s’y abriter. Un des fédérés qui le suivaient, moins pour aller combattre que pour le surveiller, crut qu’il tentait de se dérober et tira sur lui. La balle lui effleura le front. Delescluze leva les épaules avec un geste d’inexprimable dégoût et reprit sa route ; une balle venue des troupes françaises l’atteignit au flanc gauche, il fut renversé ; il s’appuya sur les mains et fit effort pour se relever ; une seconde balle aplatie par un ricochet le frappa au cou et le tua. Il tomba devant le no 5 du boulevard Voltaire. La mort fut-elle instantanée ? Nous le croyons. Cependant une femme qui au milieu de la nuit se glissa sur le trottoir vit un homme vêtu en bourgeois se traîner vers un fédéré blessé et l’entendit crier d’une voix éteinte : « tue-moi, je suis Delescluze ! »

Le vent soufflait du sud ; le corps fut couvert par les flammèches et les débris d’étoffes brûlées qui s’échappaient des deux maisons d’angle du boulevard que les insurgés avaient incendiées. Lorsque le 27 on retrouva Delescluze, il était à la même place. L’identité n’était pas discutable ; on eût dit qu’il avait pris soin d’en accumuler les preuves dans son portefeuille. On y découvrit aussi quelques pièces qui semblent symboliser la commune : une dénonciation lui apprenant que Vermorel était décidé à se défaire de lui « par le fer ou par le poison ; » — une demande de quinze litres d’eau-de-vie pour la ration de trente-cinq hommes ; — l’ordre de détruire