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ne tiendrait pas longtemps encore et qu’il était prudent de s’assurer une dernière retraite. Il donna des ordres afin que les différens services réunis autour de lui, la caisse où l’on devait puiser une dernière fois avant de se séparer à jamais, les blessés principaux que l’on ne voulait pas abandonner aux troupes victorieuses, fussent évacués sur la mairie du XXe arrondissement, c’est-à-dire sur Belleville, où l’on espérait, des hauteurs de Ménilmontant et des Buttes-Chaumont, pouvoir canonner Paris à outrance, pour se faire des funérailles « dignes d’un grand peuple. » C’est là, dans cette journée du 25 mai, que Delescluze signa l’ordre d’extraire tous les otages que renfermaient la Grande et Petite-Roquette, 1,500 personnes environ, et de les transférer à la mairie de Belleville. L’ordre, communiqué à Ferré, fut contre-signé par celui-ci et remis à Benjamin Sicard, qui fut chargé, conjointement avec Émile Gois, d’en assurer l’exécution, aussitôt que la commune, ou ce qui en subsistait, serait établie dans sa dernière bauge. Delescluze espérait encore pouvoir traiter avec le gouvernement légal. Il voulait, se retranchant derrière 1,500 otages tenus à discrétion, imposer des conditions que l’humanité seule aurait forcé d’accepter : ou le massacre immédiat de 1,500 innocens, ou la vie sauve et le droit de fuite pour les coupables ; il eût laissé le choix à « Versailles. »

Ceci fait, il eut une conversation de quelques instans avec le correspondant d’un journal américain, et, fatigué du bruit, voulant peut-être se rendre compte par lui-même de l’état des choses, il sortit et se dirigea vers l’énorme barricade qui, s’appuyant aux no 1 et 2 du boulevard Voltaire, commandait les approches de la place du Château-d’Eau. Protégé par la caserne du Prince-Eugène et par les vastes constructions des Magasins-Réunis, qui en formaient les défenses avancées, cet obstacle vraiment formidable représentait la clé de Belleville. Il était donc très important qu’il pût tenir au moins jusqu’à minuit, afin que l’évacuation projetée ne fût point interrompue par l’arrivée inopinée de l’armée française. Delescluze examina la situation, causa avec un nègre, ancien turco, qui combattait à la barricade ; puis il entra dans la maison portant le no 4. Il y resta plus de deux heures, dans le vestibule, la tête penchée, les mains derrière le dos, se promenant de long en large et paraissant perdu dans ses réflexions. Lorsqu’il revint à la mairie, il fut accueilli par une bordée d’injures. Son absence avait été remarquée et commentée. À cette heure où l’esprit de défiance avait envahi tous les insurgés, on le soupçonna d’une lâcheté, d’avoir voulu fuir en abandonnant ceux qu’il avait entraînés à leur perte. C’est là, sans doute, à ce moment précis, que prit naissance la fable que nous avons racontée plus haut. Pour ces gens affolés, le correspondant du journal américain devint un ministre