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un âge qui ne comporte plus l’apprentissage rapide et dans des circonstances dont la gravité dépassait singulièrement ses facultés originelles ; mais il était de ces hommes pour lesquels les convictions et les passions politiques tiennent lieu de talens naturels ou acquis. Il se croyait homme d’action parce qu’il était franchement jacobin ; il avait accepté, sans contrôle ni critique, toutes les légendes de la révolution : Robespierre était son idéal et son idole ; il n’était pas éloigné de croire à l’influence civilisatrice de la guillotine et s’imaginait avec une naïve sincérité qu’il portait seul l’héritage des « géans de 93. » Comme la plupart des sectaires de cette espèce, il avait l’intelligence courte et rigide. Beaucoup plus bourgeois que démocrate, quoique l’on en ait dit, s’il rêvait le gouvernement du peuple par le peuple, c’était à la condition de représenter celui-ci au pouvoir, ou plutôt à la dictature, car, pour lui comme pour d’autres, « la force prime le droit. » Malgré la violence étroite de ses opinions, quoique son ambition démesurée et les illusions qu’il se faisait sur lui-même l’aient toujours poussé à lutter contre tout état de choses qu’il ne dirigeait lui-même, quoiqu’il se fût associé sans réserve aux criminelles tentatives du 31 octobre et du 22 janvier, il valait mieux que le milieu où il était tombé. Méprisant les socialistes, qu’il traitait de rêvasseurs, il penchait, dans le comité de salut public, vers les hébertistes, fut obligé de s’allier à eux afin de rester le maître, les subit, et n’osa pas leur rompre en visière pour mettre obstacle aux cruautés qu’ils commettaient. S’il ne fut l’auteur principal des actes mauvais, il en fut le complice, et cela seul empêche de plaider les circonstances atténuantes en sa faveur.

Solidaire de son propre passé, engagé dans une voie où il ne voulait pas reculer, Delescluze sut mourir pour une cause néfaste à laquelle, dans le fond de sa conscience, il ne croyait plus depuis longtemps. Il est mort découragé, et les saturnales honteuses auxquelles il assistait depuis deux mois ont dû lui prouver qu’entre les rêves et la réalité il y avait un abîme plein de sanglantes immondices. Il était résolu à ne point survivre à l’écroulement de ses espérances et peut-être aussi à l’anéantissement de ses illusions. Son parti semble avoir été bien arrêté. Le 22 janvier, voyant la débâcle des siens sur la place de l’Hôtel de Ville et sortant de la maison de la rue de Rivoli où il avait attendu le résultat de l’émeute, il dit à Arthur Arnould, sur le bras duquel il s’appuyait : « Si la révolution succombe encore une fois, je ne lui survivrai pas. » Cependant une note secrète expédiée le 15 mai de Belgique à Versailles affirmait que Delescluze venait de faire louer un appartement à Bruxelles afin de s’y réfugier après la défaite prochaine qu’il prévoyait. Cette note semble indiquer les fluctuations de cet