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l’Histoire de la révolution, Félix Bodin, lui avait dit en l’entendant parler : « Mais savez-vous que vous serez ministre ? » Quand on veut embrasser cette merveilleuse destinée, il faut se souvenir que dans ces débuts, qu’on pourrait appeler la période consulaire de M. Thiers, tout est déjà en germe, la passion de l’histoire nationale, la vocation du politique, la confiance, le sens pratique des choses, le génie de l’universalité.

Que fallait-il pour que tous ces dons pussent se déployer ? C’est par la révolution de 1830 que la prédiction de Félix Bodin s’est réalisée, et à partir de ce moment en effet le jeune journaliste signataire de la protestation contre les ordonnances de Charles X, le jeune historien de la révolution devenu à son tour un des fondateurs d’une monarchie nouvelle, M. Thiers appartient à cette vie de parlement et de pouvoir où il a trouvé, non pas toujours la popularité, mais l’ascendant d’un esprit supérieur et d’une raison persuasive. Dès 1830, il entre, pour n’en plus sortir, dans cette carrière presque indéfinie où pendant cinquante ans il ne cesse de grandir à travers les révolutions, et au bout de laquelle il nous est apparu un jour comme une personnification de notre histoire, comme le survivant de trois ou quatre régimes, de tous les naufrages. De tous ceux avec qui il est parti et dont il a été tour à tour le collègue, l’émule ou l’antagoniste, les uns sont morts avant lui, les autres se sont arrêtés en chemin ou ont cherché le repos dans l’étude, loin des affaires publiques. M. Thiers, lui, a aimé l’action, comme il le disait, il a vécu sur la brèche, quelquefois vaincu, toujours prompt à se relever ; il a offert le spectacle d’un homme infatigable, prenant part à tous les événemens de son siècle, passant du gouvernement à l’opposition ou de l’opposition au gouvernement, poursuivant entre deux campagnes politiques ou entre deux disgrâces son œuvre d’historien, et se retrouvant sans effort, avec une autorité croissante, à la hauteur de toutes les entreprises, de toutes les épreuves. C’est la grande vie d’un homme public, qui était fait pour le premier rang, et qui, une fois engagé dans l’action, ne s’est plus jamais désintéressé des affaires de son temps, ni sous la monarchie de 1830, qu’il aimait, ni sous la république de 1848, qu’il n’avait pas appelée, ni sous le second empire, qu’il avait appelé encore moins, quoiqu’il l’eût peut-être aidé à naître en popularisant les gloires napoléoniennes.

Ce que M. Thiers a voulu sous le régime de 1830 est simple et clair. Avec Casimir Perier, avec des hommes comme le duc de Broglie, M. Molé, M. Guizot, il a voulu l’affermissement de cette monarchie nouvelle qu’il servait, dont il a été un des plus éminens ministres, et nul certes ne s’est porté plus intrépidement à sa défense lorsqu’il s’agissait de marcher sur les insurrections républicaines de Paris ou de Lyon ; mais cet affermissement qu’il désirait avec une sincérité absolue, il l’a voulu à sa manière, avec ses ambitions d’esprit si l’on veut, dans tous