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nous a informé de même jusques ici de l’intérêt que vous aviez témoigné prendre dans toutes les occasions à ce qui nous regarde. Leurs majestés y ont toujours été sensibles et elles le sont à tel point sur cette marque récente d’affection que vous venez de leur donner qu’elles me chargent de vous en témoigner toute leur reconnaissance. » Sur ce ton, rien n’arrête plus le chancelier, le traité devient « un grand, un fameux ouvrage, illustre dans tous les siècles à venir, » et, pour la grandeur de la circonstance, à l’assurance accoutumée de « son respectueux attachement » il croit devoir joindre l’assurance de « sa vénération. » Évidemment il pense avec Bernis que l’amie du roi « ne peut plus scandaliser que les sots et les fripons, qu’il est de notoriété publique que l’amitié depuis cinq ans a pris la place de la galanterie, et qu’enfin c’est une vraie cagoterie que de remonter dans le passé pour noircir l’innocence de la liaison actuelle[1]. »

En effet, à Versailles et dans tous les châteaux le roi a fait murer les portes qui mettaient ses appartemens en communication avec ceux de la marquise. Mme de Pompadour est devenue décidément un personnage politique. A défaut des solennelles flatteries de Kaunitz, si sa vanité eût pu douter encore et que sa tête folle ne fût pas enivrée de l’encens autrichien, ne suffirait-il pas d’ailleurs des démarches que le roi de Prusse, réduit à merci, laisse ou fait tenter auprès d’elle ? Le bruit n’a-t-il pas couru que Frédéric paierait volontiers la paix du prix de la principauté de Neufchâtel, donnée en souveraineté à la marquise ? N’écrit-il pas à sa sœur, la margrave de Bayreuth, « qu’on pourrait offrir jusqu’à 500,000 écus à la favorite pour la paix, et pousser les offres beaucoup au-delà, si en même temps elle pouvait s’engager à nous procurer quelques avantages[2] ? » Et les dépêches de M. de Choiseul, sa première dépêche n’apprend-elle pas au roi « que l’impératrice a témoigné nommément beaucoup d’estime et d’amitié pour Mme de Pompadour[3] ? » Aussi commence-t-elle à prendre dans sa correspondance avec le chancelier un air tout nouveau de pouvoir et de dignité. Elle s’essaie à la grandeur d’âme : ni Rosbach ni Lissa ne l’abattent, « L’événement du 5 de ce mois, — la défaite de Lissa, — en diminuant beaucoup ma joie, — sa joie de la victoire des Autrichiens à Breslau, — n’affaiblit pas mon courage. Toute âme élevée se raidit contre le malheur et n’en est que plus animée à chercher les moyens de le réparer. Telle est ma façon de penser, monsieur le comte, j’espère que vous y reconnaîtrez l’original du portrait que vous recevrez incessamment, et qui vous rappellera ma fidèle et sincère amitié. » Et quelques jours plus tard, le 23 janvier 1758 : « Je ne

  1. Ch. Aubertin, l’Esprit public au XVIIIe siècle, p. 331.
  2. D’Arneth, t. V, 271, 273, et Desnoiresterres, Voltaire aux Délices, p. 240.
  3. Filon, Pièces justificatives, p. 86.