Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/452

Cette page a été validée par deux contributeurs.
448
REVUE DES DEUX MONDES.

à nous rapprocher au moindre danger, nous fouillions la plaine, lentement et en silence. Nous rencontrâmes d’abord deux buffles isolés qui s’enfuirent à notre approche. Redoublant de précautions à mesure que le soleil montant sur l’horizon rendait la chaleur plus intense et les émanations plus pénétrantes, nous atteignîmes enfin un marais couvert de hautes herbes où nos énormes montures disparaissaient tout entières. Soudain, un bruit de fortes aspirations fit frissonner nos éléphans. À quinze pas de nous, un troupeau de buffles sommeillait à demi dans une mare vaseuse ; leurs mufles et leurs cornes arquées émergeaient seuls au-dessus de l’eau. Surpris à notre aspect, ils se levèrent brusquement : la lutte promettait d’être chaude. Les éléphans de leur côté, en apercevant l’ennemi debout, s’étaient rangés d’eux-mêmes en ligne, serrés les uns contre les autres, immobiles comme une muraille et regardant leurs adversaires. Après un instant d’hésitation, les buffles, faisant rejaillir d’immenses gerbes liquides, se ruèrent contre nous. Toutes les armes partirent à la fois : trois buffles étaient atteints. Tandis que les autres, effrayés, détalaient au galop, les blessés se jetèrent sur les éléphans, et la mêlée s’engagea. Nos gros pachydermes, quoique ayant l’avantage du nombre, n’osaient trop prendre l’offensive et se contentaient de parer le choc avec leurs défenses et leurs trompes. Déjà deux d’entre eux, touchés par les cornes des redoutables bêtes, poussaient des cris déchirans. Nous avions de notre côté prestement rechargé nos fusils et nous saisissions tous les momens favorables pour foudroyer à bout portant les buffles, dont le courage eût mérité vraiment un meilleur succès. Enfin le combat eut l’issue qu’il devait avoir avec un partage de chances à ce point inégal ; les bœufs sauvages, frappés à mort, chancelèrent les uns après les autres ; à mesure qu’ils tombaient, les éléphans les écrasaient sous leurs pieds, et d’un seul coup de défense leur lacéraient les entrailles. Maîtres du champ de bataille, les chasseurs sautèrent sur leurs victimes et se mirent à les dépecer, ayant grand soin d’extraire les balles qui s’étaient logées dans leurs corps, afin de les faire servir à nouveau dans une autre circonstance.

Le soleil était couché depuis longtemps quand nous arrivâmes à Siem-Reap, où nous franchîmes, en pleine crue, la rivière. Les routes paraissaient sûres, car depuis longtemps on n’avait signalé aucun ravage de bêtes fauves dans la contrée ; nous continuâmes d’avancer pendant le reste de la nuit, et au point du jour nous avions rejoint nos compagnons au milieu de la forêt qui occupe aujourd’hui l’emplacement d’Angcor-Tôm, la « grande résidence royale. » Là nous reçûmes la visite du frère du gouverneur de la province. Le jeune mandarin venait avec tout un cortége nous apporter les complimens officiels de bon accueil à notre entrée sur le