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UNE MISSION AUX RUINES KHMERS.

assez clair-semées de diptérocarpées. Vers le soir de ce premier jour de marche, il survint une pluie si abondante que bêtes et gens refusaient d’avancer ; nous fîmes halte dans un hameau habité par des sauvages de la tribu des Kouys. Nous y trouvâmes un vieillard infirme, qui nous offrit l’hospitalité. Il passait tout son temps à jouer d’une sorte de mandoline à deux cordes, formée d’une moitié de noix de coco, qu’il appuyait sur sa poitrine pour en augmenter la résonnance. L’une des cordes servait de basse ; il la faisait vibrer avec le petit doigt de la main droite dont il portait l’ongle très long, tandis qu’avec l’index il produisait sur l’autre corde une succession de sons rapides et variés. D’autres fois, changeant d’instrument, il se mettait à souffler dans un simple bambou couvert d’entrelacs finement sculptés, et en tirait une mélodie à cinq notes qui, se répétant à l’infini, nous rappelait le chant des bateliers du Nil. Près de lui une jeune femme berçait un enfant nu, couché dans une corbeille suspendue à deux troncs de palmier par une double corde en rotin. Les villageois ne tardèrent pas à rentrer de leurs cultures ; les buffles furent enfermés dans les parcs, et l’on prit, à la lueur des torches, le repas du soir. Nous nous établîmes ensuite sur nos nattes dans le coin d’une grande salle commune qui servait de dortoir aux jeunes gens du hameau, pendant que les jeunes filles se retiraient dans une autre case.

Le lendemain, dès l’aube, notre troupe avait repris sa marche. Le seul incident de la matinée fut la rencontre d’une caravane indigène portée par cinq éléphans. Du plus loin qu’il l’aperçut, notre éclaireur cria par deux fois : Mê-top ! Mê-top ! pour avertir les arrivans qu’ils allaient croiser un « chef militaire ; » c’est le titre qu’on donne par extension à tous les Européens. Aussitôt, comme le chemin était très encaissé, les cornacs de la caravane, pleins de respect pour notre dignité, firent grimper leurs montures sur le talus et se rangèrent en ligne pour nous laisser défiler ; puis, au moment où nous passions, deux des indigènes mirent pied à terre, et, suivant l’étiquette cambodgienne, vinrent s’accroupir révérencieusement devant nous. Ces deux hommes assis au milieu du sentier sur leurs talons, au second plan, ces cinq bêtes puissantes dominant de toute leur hauteur les toits de nos chars à bœufs, et profilant leurs masses sombres sur un pan du ciel tout baigné d’azur et de lumière, c’était là, s’il faut parler de couleur locale, un tableau réellement plein d’originalité et de poésie.

Dès que le soleil se fut élevé à l’horizon, nous commençâmes d’être harcelés par d’innombrables légions de taons ; pour nous en garantir, il fallut nous voiler le visage, ou même, couchés que nous étions dans les chars, nous envelopper entièrement de notre mous-