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térer ; les oiseaux eux-mêmes ne volent point impunément au-dessus de cet autre Averne, et, s’ils essaient de le franchir, ils tombent morts avant d’atteindre le bord opposé. Pour nous, nous n’y rencontrâmes que d’énormes crocodiles, qui ne daignèrent pas même se déranger à notre approche, et une troupe de paons qui s’envolèrent en poussant des cris discordans.

Preasat Préa Tomrey, la pyramide du Saint-Éléphant, vers laquelle fut dirigée notre troisième excursion, est l’édifice le plus fameux de toute la contrée. Elle n’a que 20 mètres de côté à la base et 7 mètres environ de hauteur. Huit statues de divinités gardiennes et huit lions, posés au sommet des escaliers, entouraient primitivement la plate-forme ; la plupart de ces sculptures gisent aujourd’hui en mauvais état sur le sol ou sur les gradins ; une seule est demeurée debout : c’est précisément le Préa Tomrey, l’Éléphant Sacré, que les conquérans siamois n’ont sans doute pas osé abattre. Il va sans dire qu’ici et ailleurs l’enlèvement, puis le transport des diverses pièces, très volumineuses, que nous désirions nous approprier, statues, lions, dragons, éléphans, ne s’opérèrent pas sans de grandes difficultés. Fort heureusement, dans le voisinage de notre campement passait un affluent de la rivière de Stung ; ce cours d’eau, suffisamment navigable à l’époque des pluies, fut pour nous un précieux auxiliaire. Voici au reste de quelle façon, avec l’aide des nombreux travailleurs que les mandarins avaient fait venir de dix lieues à la ronde, il fut procédé au déménagement de nos trésors archéologiques. L’objet une fois déterré, on commençait par le soulever au moyen de palans fixés aux arbres ; on construisait ensuite par-dessous, avec des traverses formées de troncs et de branches d’arbres, des espèces de cadres sur lesquels la masse de pierre était solidement assujettie par des lianes. Nos hommes hissaient ces grands châssis sur leurs épaules et le cortége s’ébranlait lentement à travers la forêt, précédé d’une quinzaine de bûcherons qui frayaient le passage à coups de coutelas et de haches. On arrivait ainsi, non sans peine, au bord du torrent qui, enflé par les orages, se chargeait volontiers du reste de la besogne ; encore fallait-il construire préalablement de forts radeaux de bambous pour y établir tout notre attirail, car les petites pirogues du pays, à peine capables de supporter le poids de trois ou quatre hommes, n’eussent pu nous servir de véhicules.

Pendant que M. Bouillet et le docteur Harmand présidaient à ces difficiles opérations, je me remis en route avec M. Ratte pour aller visiter, à 80 kilomètres au nord-ouest de Pracang, un groupe de ruines importantes, celles de Ponteay Ca-Kéo. Nous traversâmes d’abord une région triste, peu accidentée, où croissaient des forêts