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UNE MISSION AUX RUINES KHMERS.

demanda-t-il en grâce qu’il lui fût permis d’établir ses pénates sur le toit du navire ; cette précaution ne lui rendit ni le calme, ni la santé, et bientôt il sollicitait l’autorisation de retourner à Phnom-Penh, par la raison qu’une campagne si mal commencée devait aboutir infailliblement pour lui à une fin fâcheuse. Il était difficile de lutter contre une conviction si fermement arrêtée ; aussi prîmes-nous le parti de renvoyer notre mandarin, tout en lui exprimant nos regrets de nous priver de ses services.

Quelques heures s’étaient écoulées, et nous ne parvenions toujours pas à trouver l’entrée de la rivière. Par une chance heureuse, surtout à cette époque de l’année, nous découvrîmes enfin une barque indigène naviguant parmi les roseaux. Nos chaloupes eurent vite fait de la rejoindre et de nous l’amener. Elle arrivait directement de Stung et appartenait à un riche négociant chinois de Phnom-Penh, dont le fils se trouvait à bord. Celui-ci était un homme civilisé, avec lequel nous nous entendîmes aisément ; il consentit à nous céder un de ses rameurs pour nous servir de pilote jusqu’à la région habitée. Le parcours de la rivière fut pour nos équipages un rude exercice de patience ; je ne sais s’il existe au monde un cours d’eau plus sinueux, plus sombre, plus rempli d’obstacles de toute nature. La profondeur ne manquait pas ; même le long de la berge, elle était constamment de 5 ou 6 mètres ; mais le lit du fleuve était obstrué aux trois quarts par des arbres penchés, des lianes, des arbustes dont les branches étaient couvertes de myriades d’insectes, de fourmis rouges, quelquefois même de serpens qui se laissaient tomber avec les feuilles et les fleurs. Pour peu que la canonnière frôlât au passage un de ces rameaux, le pont était immédiatement jonché de bêtes et de plantes, si bien que nos naturalistes pouvaient, sans plus de dérangement, herboriser à souhait et enrichir leurs collections entomologiques.

Le soir de la deuxième journée, le chenal s’encombra tellement que la Javeline dut s’arrêter à l’embouchure d’un affluent, près d’un hameau de quelques cases. Nous la laissâmes à ce mouillage et nous nous embarquâmes, munis de tout notre attirail de campagne, sur la chaloupe à vapeur, afin de remonter jusqu’à la ville.

Les berges, dans cette seconde partie du trajet, s’élèvent successivement ; aux broussailles succèdent de grands arbres, figuiers, azélias, bombax, enchevêtrés de lianes énormes aux fruits vénéneux. De chaque bouquet de verdure s’envolent à notre approche des bandes de perruches criardes, de pigeons verts, de rolliers au plumage d’azur ; parmi les remous du courant tournoient souvent, étendus sur le dos, d’immenses cadavres de crocodiles, dans la peau coriace desquels s’escriment à grands coups de bec de