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forêt, par 5 mètres d’eau. Nous avions déjà décrit bon nombre de sinuosités à travers les hautes herbes et les bouquets d’arbres, lorsque tout à coup, à notre grande surprise, une large percée s’ouvrit devant nous dans la futaie et nous laissa voir une immense étendue d’eau à l’horizon. Était-ce un mirage, ou cette navigation aux zigzags fantastiques nous avait-elle ramenés à la mer intérieure d’où nous sortions ? Il n’en était rien ; nous avions atteint un de ces bassins lacustres, encore inexplorés, qui, au rapport des indigènes, existent en assez grand nombre dans la zone basse limitrophe du Tonly-Sap. La Javeline s’y engagea d’une allure circonspecte ; c’était une nappe ovale de 6 à 7 kilomètres en longueur, bordée de tous côtés par la forêt, et envahie par un vaste ourlet circulaire de grandes herbes très denses. Nous traversâmes la partie libre et nous fîmes prudemment halte à la limite des joncs. Nos pilotes ne pouvant distinguer, à cette distance, l’embouchure de la rivière de Stung, que nous voulions atteindre, des pirogues furent envoyées à la découverte. Tandis qu’installés sur le toit de la canonnière, nous cherchions de notre côté à reconnaître au moyen de nos lorgnettes quelque brèche lointaine dans le massif, des gémissemens étouffés frappèrent nos oreilles. L’auteur de ces lamentations n’était autre que le mandarin dont le roi Norodom avait grossi officiellement notre escorte. Depuis deux jours le pauvre homme, blotti dans un coin obscur avec tout son bagage, une natte, une boîte à bétel et un oreiller, offrait l’image achevée de la mélancolie souffreteuse. Nous avions eu beau l’interroger sur les causes de sa tristesse, il s’était refusé opiniâtrement à parler. Au moment où ses plaintes venaient de distraire notre attention, sa figure présentait une expression singulière ; de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son front ; bientôt il se mit à pousser des cris bizarres et à gesticuler en tremblant de tous ses membres. Impossible néanmoins de lui arracher une syllabe. Nos interprètes affirmaient qu’il était en extase ; « c’est son Bouddha qui l’agite, » nous disaient-ils. Or le mandarin en question était d’origine malaise et sectateur de Mahomet. Le docteur assurait de son côté que le malheureux était en proie à un violent accès de fièvre. Ce n’était, par le fait, qu’un violent accès de superstition ; nous apprîmes du patient lui-même, lorsqu’il fut un peu plus calme, que dans l’une des nuits précédentes, comme il reposait étendu sur le pont, un matelot en passant lui avait frôlé la tête de son pied nu. Ce grave accident était l’unique cause de sa maladie, et, en vertu du préjugé cambodgien, que toute atteinte à la tête est d’un sinistre présage, notre mandarin ne prévoyait plus pour la suite de son voyage qu’une série de mésaventures. En vain, pour se préserver de tout nouvel attouchement irrévérencieux,