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droit d’user et d’abuser, c’est-à-dire d’utiliser et de consommer, si l’on ne peut en faire l’usage que l’on désire, et la transmettre à qui l’on veut, particulièrement aux objets de nos affections ? Or, si je puis, comme il est évident, user de ce droit pour le présent, par vente, prêt ou donation, comment ne le pourrais-je pas pour l’avenir ? Si ma volonté actuelle ne prévaut pas après ma mort, nulle volonté d’avenir n’est possible, car qui me prouve que je ne mourrai pas demain, aujourd’hui, tout à l’heure ? Si l’on veut distinguer entre disposer en cas de vie et disposer en cas de mort, cette distinction est insignifiante : comme le disait Portalis, c’est quand on est vivant qu’on dispose. Il est inutile d’invoquer ici, comme le croyait Leibniz, le dogme de l’immortalité de l’âme, car ce n’est pas le mort qui reste propriétaire, puisqu’il s’agit de transmettre : ce droit ne peut se tirer que de la vie et non de la mort. D’ailleurs quoi de moins rationnel que de supposer l’âme, après la mort et dans un autre monde, stipulant pour celui-ci ? Il n’y a pas de législateur, si croyant qu’il soit, qui consentirait à traiter avec des morts, fussent-ils en paradis, à plus forte raison en enfer.

En second lieu, il faut bien admettre que les premiers venus ont sur la terre un certain droit de priorité qui naît de la nature des choses, et ce droit est bien compensé d’ailleurs, et au-delà, par la somme d’épreuves que les premiers ont eu à subir, et qui nous sont épargnées. Il faut qu’il y ait des premiers : c’est là une sorte d’avantage ; mais on n’y peut rien faire. Il faut en prendre son parti. Il en est de même, et plus encore, dans tordre littéraire et poétique. Les grands poètes grecs, Homère et Sophocle, ont pris le dessus du panier et ne nous ont laissé que les scories. Newton a découvert le système du monde, on ne peut le découvrir après lui. « Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont faits d’avance, » dit l’auteur de la Métromanie. Il y a donc dans les lettres, dans les arts, dans les sciences, un droit de premier occupant. Il en est de même des premiers propriétaires. Ils ont occupé avant nous, et ce n’est pas seulement, suivant la comparaison de Cicéron, comme au théâtre, où les premiers arrivés prennent les places inoccupées, car les premiers hommes n’ont pas été des spectateurs oisifs ; ils ont défriché la terre. Nous n’avons pas à examiner si ce sont bien ceux qui ont cultivé qui sont devenus les vrais propriétaires, car on ne peut réviser ces possessions dont les titres manquent : il faut donc concéder un droit acquis, sans lequel rien ne serait ni fixe, ni garanti. La conclusion est que le droit du premier occupant est indubitable, qu’il implique le droit de disposer, et que toute restriction à ce droit est une restriction au droit de propriété.

Considérons maintenant la question à un autre point de vue. Ce