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peuvent être propriétaires, et les seuls hommes que nous connaissions sont les individus. Hors de la propriété individuelle, il n’y a que convention et fiction légale, parce que hors de l’individu il n’y a qu’abstraction. Cette théorie n’était nullement exclusive, comme on pourrait le croire, du droit d’association, car les individus peuvent se réunir et former un tout par leur réunion ; mais alors ce n’est qu’une collection d’individus et non une substance abstraite différente de chacun d’eux, et dans laquelle ils seraient absorbés. Dans ces associations, chaque associé est propriétaire pour sa propre part, et reçoit un dividende en proportion de sa mise ; c’est ce qui a lieu par exemple dans les sociétés par actions : ce n’est, à vrai dire, qu’une extension de la propriété individuelle ; il y a là encore des propriétaires réels. Il n’en est pas de même lorsque la corporation est considérée comme un tout indivis dont les individus ne sont plus membres, mais sujets : on ne peut alors trouver la substance à laquelle appartient la propriété ; cette substance n’est qu’une abstraction. Or la société ne peut traiter avec des abstractions : si elle consent à les considérer comme des personnes, c’est une fiction légale qui n’a de valeur qu’autant que l’état n’y voit pas d’inconvéniens, et sur laquelle il est toujours permis de revenir.

Pour bien comprendre cette théorie, il faut creuser plus avant et remonter jusqu’à la logique. On y distingue deux espèces de tout : le tout collectif et le tout général, et de là deux espèces d’idées, l’idée collective et l’idée générale. Autre chose est un tout collectif, une armée par exemple ; autre chose un tout général, le soldat, l’homme. Une armée est un composé de substances réelles : c’est une somme d’individus ; le soldat, au contraire, est une abstraction, l’homme est une abstraction. De même, le clergé, en tant que composé de prêtres, est une substance réelle, puisqu’il se ramène à des substances réelles ; mais le clergé en soi, indépendamment des membres qui le composent, n’est qu’une abstraction. Or, c’était le clergé en soi qui était considéré comme propriétaire, et non la collection des ecclésiastiques : autrement, chacun aurait eu sa part, et aurait pu la retirer s’il l’eût voulu, ce que personne ne croyait ni ne soutenait. Il fallait donc croire à la réalité du clergé en soi, autrement on aurait soutenu le droit d’un être qui n’existait pas. Ainsi les défenseurs du clergé étaient, dans cette circonstance, sans s’en douter le moins du monde, inspirés par les principes du réalisme scolastique.

Si l’on pénètre plus avant dans cette sphère, on verra que l’abstraction allait beaucoup plus loin encore et supposait un raffinement de métaphysique qui ne peut se justifier qu’au point de vue de la spéculation la plus hardie. En effet, le clergé même, en tant que personne morale et substance abstraite, eût-on fait la part la