Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de maîtres qui semblaient se relayer pour affliger celui qui le cultivait[1]. »

Ajoutons une dernière considération. Nous avons vu que dans toute propriété féodale il y avait deux domaines : le domaine direct et le domaine utile. Le premier se nommait simplement la directe. Les théoriciens du droit féodal avaient fini par poser en principe que tout domaine devait avoir une directe ; de là cet axiome : « pas de terre sans seigneur. » tous les vassaux, à quelque degré qu’ils fussent placés, devaient donc finir par relever tous d’un seul maître, à savoir le roi. C’était la théorie de la directe universelle, que les jurisconsultes, plus ou moins imbus des idées romaines, avaient fait prévaloir, de manière à tirer du système féodal lui-même la consécration du pouvoir monarchique. C’était là sans doute une fiction ; mais tout était fiction dans le droit féodal. Ce droit s’était formé peu à peu et par une série d’usurpations dans un temps où il n’y avait ni pouvoirs publics, ni lois écrites, ni aucun principe juridique.

Ce régime une fois formé, les juristes avaient cherché à lui donner un état légal, et ils avaient fini par régulariser et soumettre à une sorte de droit ce qui n’avait été que le résultat du hasard des faits. Ce ne pouvait être qu’à l’aide de fictions ; mais ces fictions elles-mêmes étaient devenues des faits : elles servaient de règles à la vie civile et quotidienne de la féodalité. Quand le système politique avait changé, il avait fallu accommoder le régime des fiefs au nouveau système. De là la théorie de la directe universelle, laquelle même n’était pas historiquement tout à fait fausse, puisqu’à l’origine le roi barbare s’était cru le légitime propriétaire de tout le pays conquis, et que c’était lui qui, par des distributions de terres, avait jeté les premières bases du régime féodal. Or, cette théorie une fois admise, on pouvait se demander si le souverain, en renonçant lui-même à sa directe universelle, n’était pas autorisé à supprimer par là même toutes les directes, ne laissant subsister partout que le domaine utile. La rançon de ce droit extrême était l’affranchissement absolu de la terre. La convention, usant du droit de Louis XIV, n’en usait qu’une dernière fois pour l’abolir, car en supprimant toutes les directes elle supprimait la sienne propre. L’abus était monarchique et était conforme à la théorie monarchique ; mais cet abus se détruisait lui-même et ne servait qu’à établir un régime de liberté. S’il y avait là du socialisme, il venait de la tradition monarchique ; mais en invoquant le droit du socialisme monarchique, la convention coupait court à tout socialisme

  1. Boncerf, Essai sur les droits féodaux.