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I

Tout le monde sait que la révolution de 1789 a aboli les droits féodaux ; mais qu’était-ce que les droits féodaux ? C’est une remarque profonde de Tocqueville que, séparés de l’ancien régime par un siècle à peine, nous n’en avons cependant que la plus confuse idée. Nous savons encore assez bien ce qu’étaient certaines institutions politiques, états-généraux ou provinciaux, parlemens, lits de justice, assemblées des notables, etc ; mais tout ce qui concerne l’ordre social proprement dit, les rapports qui existaient entre les classes, le bien-être ou le malaise des populations, les abus, réels ou non, imputés au passé, le train quotidien de la vie, tout cela est pour nous couvert d’un voile. La sagacité de Tocqueville avait bien démêlé que c’était cette ignorance qui rendait jusqu’ici nos jugemens sur la révolution si arbitraires et si contraires, et il avait commencé à élucider cette question dans son beau livre sur l’Ancien régime et la révolution. Il ne nous appartient pas de nous enfoncer dans cette étude, qui regarde particulièrement les historiens : ce que nous avons surtout à rechercher, c’est la théorie juridique qui s’était formée avec le temps, et par une pratique continue, sur les droits féodaux, théorie qui a été la règle de l’assemblée constituante en cette matière ; ce sont les principes qui l’ont guidée et dirigée, principes qui étaient alors, il faut le dire, acceptés d’un commun accord, car, si l’on discutait sur les détails, la nuit du 4 août nous apprend qu’on était presque unanime sur les principes. Or, pour nous rendre compte de ces principes, nous avons à notre disposition un document inestimable, et qui n’a peut-être pas été suffisamment utilisé : ce sont les Rapports de Merlin de Douai à l’assemblée constituante ou plutôt au comité de féodalité. Ces rapports, faits avec une autorité magistrale et une grande largeur d’esprit, contiennent, sous la forme la plus claire, la théorie la plus savante de la féodalité ; cette théorie au reste n’est pas exclusivement propre à Merlin ; c’est le résumé de tous les travaux des juristes depuis des siècles. Les historiens trouveront peut-être à redire à ces théories ; mais elles n’en sont pas moins elles-mêmes des faits historiques importans, car c’est au nom de ces conceptions juridiques que les tribunaux jugeaient tous les jours dans les affaires civiles ; c’est au nom de ces conceptions que l’une des plus grandes et des plus fécondes mesures de la révolution a été décrétée[1].

  1. Sur l’abolition des droits féodaux, voir aussi le savant ouvrage de M. Henri Doniol sur la Révolution française et la féodalité. Paris 1875.